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INTRODUCTION.

justice ; et rien n’égale la profondeur du sentiment chrétien qui anime le dernier livre des Tragiques. Ni Dante ni Milton n’ont eu une conception plus nette de ce que pouvait être le merveilleux du christianisme.

Cependant ce merveilleux ne suffit pas encore à d’Aubigné ; et à côté des images chrétiennes, il crée, par le seul effort de son imagination puissante, des mythes du symbolisme le plus saisissant et le plus hardi. La Chambre dorée, symbole de la justice humaine, en est un remarquable exemple (IV, 122). Dieu, en abaissant ses regards sur la terre, voit se dresser un monstrueux palais, tout flambant d’or, dont les pavillons percent les nues, monument de l’orgueil des hommes : mais lorsqu’il s’en approche, il s’aperçoit avec horreur que cette demeure superbe est faite de la chair, du sang et des os des victimes.

Mais Dieu trouva l’estoffe et les durs fondements

Et la pierre commune à ces fiers bastiments
D’os de testes de morts ; au mortier exécrable
Les cendres des bruslez avoient servi de sable,
L’eau qui les destrempoit estoit du sang versé ;
La chaux vive dont fut l’édifice enlacé
Qui blanchit ces tombeaux et les salles si belles,

C’est le meslange cher de nos tristes moelles.

Comment ne pas citer encore le célèbre mythe du vieillard Océan (IV, 235, Fers) ? Le Vieillard repose dans les eaux, sur un lit

Marqueté de coral et d’unions[1] exquises.

La mer jusqu’ici est calme :

La lame de la mer estant comme du laict,
Les nids des Alcyons y nageoient à souhait.

Réveillé soudain par le bruit « d’une subtile guerre », le Vieillard élève sa tête vénérable hors des flots, et voit avec horreur qu’ils sont rouges de sang et pleins de cadavres. Courroucé, il veut rejeter sur la rive ces corps qui souillent la mer : mais à ce moment, par la nue entr’ouverte, des anges radieux descendent du ciel et viennent recueillir dans des coupes de rubis le sang précieux des martyrs

  1. Perles (lat. unio).