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INTRODUCTION.

dans ses Discours, de beaux modèles de poésie oratoire : mais dans les Tragiques, le tour oratoire n’est plus accidentel, il est caractéristique. Notons d’abord que d’Aubigné multiplie les harangues : il en prête continuellement à ses personnages, même allégoriques, et il n’est pas un des martyrs du protestantisme qu’il énumère dans le livre des Feux, qui avant de mourir ne fasse un discours. Il multiplie aussi les apostrophes, qui ne sont pas autre chose que des discours où il prend lui-même la parole : et ces interventions si fréquentes de l’auteur donnent aux Tragiques l’allure d’un violent réquisitoire. Il recherche les oppositions oratoires et en tire parfois un merveilleux parti, comme dans ces vers du Jugement, où il nous montre les damnés impuissants même à se donner la mort (IV, 303) :

Voulez-vous du poizon ? en vain cest artifice.

Vous vous précipitez ? en vain le précipice.
Courez au feu brusler ? le feu vous gèlera ;
Noyez-vous ? l’eau est feu, l’eau vous embrazera ;
La Peste n’aura plus de vous miséricorde.
Estranglez-vous ? en vain vous tordez une corde ;
Criez après l’Enfer ? de l’Enfer il ne sort

Que l’éternelle soif de l’impossible mort.

Enfin d’Aubigné a essayé souvent d’adapter à ses développements oratoires la forme qui leur convient le mieux, c’est-à-dire la forme périodique. Il est l’un des créateurs chez nous de la période poétique, et il en a laissé de remarquables exemples (cf. Miseres, v. 36 ; IV, 189, Fers).

Malheureusement, avec l’éloquence, la rhétorique s’introduit aussi dans la poésie. Elle supplée commodément à l’inspiration, et trop souvent d’Aubigné en abuse, lorsqu’il est un peu à court d’haleine. L’apostrophe, qui n’est à sa place que lorsqu’elle exprime un mouvement naturel de colère ou d’indignation, est fréquemment chez lui un pur procédé (cf. IV, 247 sqq., Veng.), On peut lui reprocher encore bien des énumérations fastidieuses, notamment au livre des Vengeances, cette interminable liste des persécuteurs de l’Église primitive, dont il finit par sentir lui-même la monotonie (IV, 266) :

Ils poursuivent mes… Ces exemples m’ennuient :
Ils poursuivent mes vers et mes yeux qui les fuient.