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INTRODUCTION.

martyrologe protestant et dans les Fers l’ère tragique des guerres fratricides : puis dans les Vengeances il accable les persécuteurs de l’Église réformée par l’énumération des terribles représailles qui ont toujours atteint dans le passé les oppresseurs de la foi, et dans le Jugement nous transporte au jour suprême « des divines justices », où tous, vainqueurs et vaincus, bourreaux et victimes comparaîtront devant Dieu. — Ainsi l’ordonnance de ce poème, formé pourtant d’éléments si divers, est remarquable : et le reproche que l’on a fait si souvent à d’Aubigné d’ignorer l’art de la composition est peut-être vrai de tel livre pris en particulier, le premier par exemple, il est faux de l’ensemble du poème qui est d’une belle unité.


II

Mais la nouveauté des Tragiques n’est pas seulement dans la conception : elle est aussi dans le caractère même de la poésie, et, tout d’abord, dans le choix des modèles dont d’Aubigné s’est inspiré.

La poésie de la Pléiade s’était formée surtout sous deux influences : l’influence grecque et l’influence italienne. Ronsard et ses émules doivent peu aux Latins, ou, plus exactement, ils n’ont pratiqué et imité que ceux des poètes latins qui sont tout imprégnés de culture hellénique. Or, sur ces différents points, d’Aubigné s’oppose complètement à eux.

Contre l’italianisme d’abord, il partage toutes les préventions de ses coreligionnaires, exprimées avec tant de violence par Henri Estienne dans ses célèbres traités. La haine que les huguenots portaient à tout ce qui venait de la patrie du papisme s’étendait nécessairement et à la langue de ce pays et à sa littérature. Comment d’ailleurs l’austérité protestante se fût-elle accommodée des raffinements des poètes italiens et de leur subtile métaphysique amoureuse ? Sans doute, d’Aubigné a pétrarquisé, et de la pire façon, dans son Printemps : mais il semble bien qu’il ne l’a fait qu’à travers ses maîtres français, car, dans ce recueil même, il se raille de Pétrarque (III, 141). En tous cas, il n’y a plus dans les Tragiques aucune trace de l’influence italienne.