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INTRODUCTION.

comme Sully, faire preuve, comme lui, de sens pratique et de discipline, d’Aubigné, mécontent par tempérament, ne peut comprendre les motifs qui ont inspiré la conduite d’Henri IV : son maître a changé avec la fortune : d’Aubigné, comme beaucoup de ses coreligionnaires, est resté, malgré les circonstances, le protestant fanatique et acharné des anciens jours. À ses déboires politiques se joignirent des chagrins personnels : en 1595, mourait Suzanne de Lezay, sa femme ; la douleur que d’Aubigné ressentit de cette perte le rendit plus morose que jamais. Sous l’empire de ces divers sentiments, unis à l’esprit d’indépendance et de contradiction dont il avait souvent déjà donné des preuves, il prit cette attitude de mécontent qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin de sa vie ; désormais il consacrera son dévouement aux seules églises protestantes, et il donnera pour raison de sa conduite qu’on doit rester fidèle à la cause des faibles et des vaincus. Il ne pouvait plus lutter de l’épée, car comment porter les armes contre ce roi dont il avait été jadis le fidèle compagnon ? — Et puis il aurait peut-être été peu suivi. — Il lutta alors de la parole : au synode de Saint-Maixent, aux assemblées de Vendôme, de Saumur, de Loudun, « il était tousjours choisi entre les trois ou quatre, qui s’affrontoyent sur le tapis aux députés du Roy ; » à Châtellerault, il imposait silence au président Le Fresne Canaye, qui avait fait « de grandes propositions à l’exaltation de la puissance souveraine et au rabais du Parti [1] ». Il n’hésitait même pas à se mesurer sur les questions de dogme avec le père Cotton et le cardinal Du Perron. Déjà dans sa jeunesse d’Aubigné s’était montré rigoriste en plus d’une circonstance ; il le devint plus encore avec l’âge, sans jamais dépouiller toutefois le vieil homme : il ne faisait pas preuve de moins de rudesse envers ceux de son parti qu’envers ses adversaires ; il s’indignait devant les marchandages auxquels se prêtaient les grands seigneurs protestants et jusqu’aux simples ministres, et pour traduire cette indignation aucun terme ne lui paraissait trop énergique ; aussi, à l’assemblée de Châtellerault (1600), on lui donna le nom de Bouc du

  1. Cf. I, 70, Vie.