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LES TRAGIQUES.


Ils courent sans repos, et, quand ils n'ont plus rien
Pour soûler l’avarice, ils cerchent autre sorte
Qui contente l’esprit d’une ordure plus forte.
Les vieillards enrichis tremblent le long du jour ;
Les femmes, les maris, privez de leur amour,
Par l’espais de la nuict se mettent à la fuitte ;
Les meurtriers souldoyez s’eschauffent à la suitte.
L’homme est en proye à l’homme : un loup à son pareil.
Le père estrangle au lict le fils, et le cercueil
Préparé par le fils sollicite le père.
Le frère avant le temps hérite de son frère.
On trouve des moyens, des crimes tout nouveaux,
Des poisons inconnus, ou les sanglants cousteaux
Travaillent au midy, et le furieux vice
Et le meurtre public ont le nom de justice.
Les belistres armez ont le gouvernement.
Le sac de nos citez ; comme anciennement
Une croix bourguignonne espouvantoit nos pères,
Le blanc les faict trembler , et les tremblantes mères
Pressent à l’estomach leurs enfants esperdus,
Quand les grondants tambours sont battants entendus.
Les places de repos sont places estrangeres.
Les villes du millieu sont les villes frontières ;
Le village se garde, et nos propres maisons
Nous sont le plus souvent garnisons et prisons.
L honorable bourgeois, l’exemple de sa ville,
Souffre devant ses yeux violer femme et fille,
Et tomber sans mercy dans l’insolente main
Qui s’estendoit naguère à mandier du pain.
Le sage justicier est traisné au supplice,
Le mal-faicteur luy faict son procès ; l’injustice
Est principe de droict ; comme au monde à l’envers,