Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ayant dompté longtemps en son cœur son ennuy,
A la fin se defend, et sa juste colere
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mere.
Ni les souspirs ardens, les pitoyables cris,
Ni les pleurs rechauffez, ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflict se rallume et faict si furieux
Que d’un gauche malheur ils se crevent les yeux.
Cette femme esplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tous deschirez, sanglants,
Qui, ainsy que du cœur, des mains se vont cerchants.
Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle
Celuy qui a le droict et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l’autre, qui n’est pas las,
Viole en poursuivant l’asyle de ses bras.
Adonc se perd le laict, le suc de sa poictrine ;
Puis, aux derniers aboys de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, felons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin, sanglante geniture.
Je n’ay plus que du sang pour vostre nourriture ! »
Quand esperduje voy les honteuses pitiez,
Et du corps divisé les funebres moitiz ;
Quand je voy s’apprester la tragedie horrible
Du meurtrier de soy-mesme, aux autres invincible,
Je pense encore voir ung monstrueux geant
Qui va de braves mots les hauts cieux outrageant,
Superbe, florissant, si brave qu’il se treuve
Nul qui de sa valeur entreprenne la preuve ;
Mais, lorsqu’il ne peut rien rencontrer au dehors