Page:Aubert de Gaspé - L'influence d'un livre, 1837.djvu/82

Cette page a été validée par deux contributeurs.
80

ressource, après avoir dissipé mon patrimoine, je fus trop heureux de trouver du service comme simple engagé de la compagnie de Labrador. C’était au printemps de l’année 17—, il pouvait être environ midi, nous descendions dans la goélette la Catherine, par une jolie brise ; j’étais assis sur la lisse du gaillard d’arrière, lorsque le capitaine assembla l’équipage et lui dit : ah ça, enfans, nous serons, sur les quatre heures, au poste du diable ; qui est celui d’entre vous qui y restera ? Tous les regards se tournèrent vers moi, et tous s’écrièrent unanimement : ce sera Rodrigue Bras-de-fer. Je vis que c’était concerté ; je serrai les dents avec tant de force que je coupai en deux le manche d’acier de mon calumet, et frappant avec force sur la lisse, où j’étais assis, je répondis dans un accès de rage : oui, mes mille tonnerres, oui, ce sera moi ; car vous seriez trop lâches pour en faire autant ; je ne crains ni Dieu, ni diable, et quand satan y viendrait je n’en aurais pas peur. Bravo ! s’écrièrent-ils tous. Huzza ! pour Rodrigue. Je voulus rire à ce compliment ; mais mon ris ne fut qu’une grimace affreuse, et mes dents s’entre-choquèrent comme dans un violent accès de fièvre. Chacun alors m’offrit un coup, et nous passâmes l’après-midi à boire. Ce poste de peu de conséquence était toujours gardé, pendant trois mois, par un seul homme qui y fesait la chasse et la pêche, et quelque petit trafic avec les sauvages. C’était la terreur de tous les engagés, et tous ceux qui y avaient resté, avaient