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milieu de San Francisco, Chinatown, avant qu’elle fût détruite, formait un ghetto d’Asie où deux couleurs dominaient : le noir des tuniques, des queues et des cuisines enfumées, le rouge vif des affiches, des ustensiles laqués, des entrailles de poisson tranchées en deux. En y débouchant à l’improviste, au sortir d’une avenue américaine, on se sentait dépaysé : ces hommes en camisoles de satinette qui mollement, sournoisement trottinaient ; les discordances de leurs voix criardes et jacasses, les dissonances de leurs orchestres qui, des heures durant, geignaient, pleuraient, vociféraient sans rythme régulier ; les contorsions des dragons qui se balançaient aux enseignes ; la sarabande des grands caractères aux devantures des boutiques, et, sous les lueurs multicolores des lanternes, l’écoulement brun de foules aux odeurs fortes où graillonnaient les relents des cuisines et que pimentaient épices, parfums et fumées, — tout cela entêtait, assourdissait, hallucinait. De subites disparitions de Chinois par un couloir inaperçu évoquaient le souvenir des récits sur la ville souterraine, toute en mystérieux dédales, où vivaient entassés hommes et femmes et enfants, dérobant à la police et à la moralité yankee le spectacle de leurs crimes et de leur luxure, et l’on songeait aussi aux mœurs des taupes et des rats, bêtes à cris aigus et à longues queues, qui par delà le pertuis où ils s’esquivent s’en vont pulluler dans de lointains terriers. On s’y aventurait avec des guides ou des policiers : l’imagination grossissait les moindres aventures de la visite. L’idée de vivre en cette Sodome révoltait les Blancs.

Dès leur arrivée aux États-Unis, les Chinois sont