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LA CHASSE AUX LIONS

mencement, parce qu’il faut se faire craindre des mauvais sujets et des coureurs de bordées, qui sans ça vous mangeraient dans la main et finiraient par taper sur le ventre au colonel. Mais le premier qui voulut s’émanciper n’y est jamais revenu ; son affaire fut faite en dix secondes.

« Un fameux homme, le capitaine Chambard, en ce temps-là sous-lieutenant, et qui sera général quand il voudra, ou quand les ronds-de-cuir de Paris auront du bon sens.

« On l’avait mis ce jour-là — le jour d’Isly — tout à fait au coin, à droite et en tête du régiment.

« C’est lui qui devait recevoir le premier choc des moricauds. Comme il n’avait qu’un soupçon de barbe au coin de la lèvre, les voisins le regardaient en riant un peu. Ils avaient l’air de penser : « Comment ce blanc-bec va-t-il se tirer de là ? » Lui riait aussi de cet air bon enfant qui donne confiance à tout le monde. Pourtant il ne parlait pas et faisait sa cigarette en regardant la plaine.

« Tout à coup on entend galoper une dizaine d’officiers. C’était le vieux et son état-major.

« Tout le monde crie : « Vive le maréchal Bugeaud ! » Il salue et nous dit en riant : « Eh bien, les enfants, c’est pour ce matin ! Êtes-vous bien disposés ? — Oh ! pour ça, oui, lui répond le sergent. — Avez-vous bien déjeuné ? — Ça, dit le sergent, ça dépend des goûts. Pour du chevreau et du mouton, nous en avions notre suffisance. Pour le café, le vin et l’eau-de-vie, ces coquins de mercantis nous les font payer six fois plus cher que ça ne vaut. — Ah ! dit le vieux, tu sais bien qu’il n’y a que l’eau du ciel ou de la rivière qui ne coûte rien… Mais n’importe, je vais vous envoyer de quoi boire un bon coup à la santé de la France. » Ce qu’il fit tout de suite. Comme il avait été simple soldat, il savait mieux que personne de quoi les soldats ont besoin en campagne. Il nous dit même en se moquant de nous : « De mon temps, on n’était pas si difficile. En Espagne, j’ai passé trois semaines sans goûter ni pain ni viande, et, malgré tout, il fallait poursuivre dans les montagnes tantôt Mina, tantôt l’Empecinado, — des gaillards qui vivaient d’une once de riz par