lui donnait l’occasion de rencontrer les hommes au moins deux fois par mois (à la paie). Et rien n’était plus amusant, paraît-il, et à la fois, j’imagine, plus édifiant, que de voir cet apôtre de la tempérance, assis derrière le bar, d’une main tendre le scotch au soldat et empocher l’argent, sans lever les yeux de son bréviaire. Car s’il fut un bon officier, il ne cessa jamais d’être prêtre. Le seul faible de cet homme admirable.
Pendant que j’écris, j’écoute d’une oreille distraite
causer les camarades. Quels grands enfants. Elle est belle, la
légende où on se les représente l’esprit tendu, la pensée constamment
tournée vers ceux du pays. Quand ils n’ont pas d’autres
balivernes à se dire, ils parlent femmes, permissions, Paris.
Ce n’est pas avec eux que je me morfondrai à des discussions
d’idées. On m’avait beaucoup vanté l’intelligence de Vanier :
il est si absorbé par l’adjudance que je n’ai pas encore eu le
temps de la connaître. Les autres, comme intelligence, c’est
un troupeau de jeunes poulains encore entiers. Ils envisagent tous l’avenir comme s’il leur appartenait : « Quand je retournerai au Canada ». « Quand je reviendrai en France après la guerre », ils n’ont jamais que cela à la bouche. Après tout, cet état
d’esprit n’est pas incompatible avec l’exercice du métier des
armes — au contraire. J’imagine que, dans la lutte à mort, les
trois quarts des chances de succès xxxxxxx résident dans la
volonté spontanée et tout animal de vivre. Et pourtant, de ces jeunes gens, combien vivront après la grande offensive ?
J’ai griffonné tout l’après-midi et une partie de la soirée ; je suis bientôt à bout de mon papier. Je ne sais pourquoi, mais jamais je ne me suis si pressé de goûter les joies de l’amitié. Tous mes moments de loisir, je les consacre avidement à m’entretenir avec ma famille et avec tous ceux qui me témoignèrent quelque bonté, à plus forte raison avec ceux qui, comme vous, furent pendant si longtemps mêlés fraternellement à ma vie.