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En France, dimanche 25 mars 1917

Mon cher ami, Jules Fournier.

Ne sachant où vous prendre en ce moment — j’ai oublié votre adresse d’Ottawa, — je vous écris aux soins de Mme  Surveyer. Ma lettre vous parviendra probablement, s’il n’en tient qu’à la marine britannique, car je constate que les vaisseaux en route pour l’Amérique — sur lest — sont beaucoup moins exposés que ceux qui en reviennent chargés de munitions. Mais il y a maintenant un mois que je n’ai reçu de nouvelles du Canada je soupçonne ces cochons d’Allemands d’avoir donné mon courrier en pâture aux requins.

Au front depuis le 3 mars, si je vous ai pas encore écrit, c’est pour plusieurs raisons, dont la principale est que je n’ai pas de plume. Vous savez combien je suis particulier sur mes plumes, comme on dit à la Presse. À la vérité, un crayon ressemble bien autant à une plume qu’une pointe d’acier ; mais la plume qu’il me faut, sans laquelle je ne puis penser et je n’ai ni le goût ni la volonté d’écrire, c’est la gothique à pointe douce, glissante, pas trop étroite, pas trop large, pas trop longue, pas trop courte, qui, trempée dans une encre bien fluide, court sur le papier sans fatiguer les doigts ni, par conséquent, distraire le cerveau. Des plumes comme ça, Waterman n’en a pas encore inventées. J’en porte quelques-unes pieusement dans mon havresac, mais je n’ai pas trouvé l’encre où les faire boire. Ce sont de celles qui faisaient réfléchir Monseigneur et qui vous envoyaient en cour d’assises. Au crayon, surtout à l’indélébile, j’écris comme on laboure avec un pieu.

Il me faudrait cependant un bien mauvais instrument pour ne pas trouver le tour de vous dire quelques-unes de mes impressions d’arrivée.

De l’Angleterre au front, à part les porte-faix, on ne voit pas de civils. Au front, il n’y a pas de civils. Je ne connais donc le sentiment des civils de France que par les gazettes que vous lisez comme moi.