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Les deux amis causèrent longtemps, échangeant leurs pensées et y mêlant parfois une réflexion sur la campagne qu’ils traversaient.

— Il semble, disait Tomy, qu’à mesure qu’on s’éloigne de la mer, l’air se raréfie, on sent de nouveau sur ses épaules cette main terrible qui étouffe l’Irlande.

— Oui, l’aspect si gai des hameaux qu’on rencontre sur les théories de ces publicistes à courte vue, de ces sophistes qui croient avoir assuré le bonheur d’un peuple en lui donnant, pour guérir ses maux, la possession des droits politiques.

« L’Irlande, depuis 1829, possède les mêmes droits politiques que l’Angleterre, et cependant elle continue à poursuivre l’Angleterre de ses imprécations et de ses menaces ; elle commence à comprendre que le droit d’envoyer qui elle veut au Parlement est un de ces avantages précieux au fond, mais qui pourtant ne compense pas la perspective de mourir de faim.

« Ceux qui ont vu la misère irlandaise, dit le même historien, ne trouvent pas d’expression pour la décrire. Qu’on se figure un peuple couvert de haillons sous lesquels la chair perce de toutes parts, un peuple s’abritant dans des cabanes construites de boue desséchée que la pluie ramène insensiblement à son état primitif, un peuple dormant sur quelques poignées d’herbes sèches qui dissimulent à peine le sol humide et gras, un peuple vivant uniquement de pommes de terre cuites sous la cendre, dont il ne mange pas tous les jours : voilà l’état normal de la population agricole en Irlande. Heureuse et rare est la cabane qui possède un porc pour payer son fermage, et une couverture : son habitant est riche en comparaison de ses voisins.

« La misère des villes n’est pas moins effrayante : c’est elle qui tout d’abord frappe vos regards lorsque vous débarquez en Irlande ; dès lors elle vous suit partout, vous obsède sans relâche du tableau de ses plaies,