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— Je connais, mon fils, la rigueur du joug qui, depuis des siècles, pèse sur la malheureuse Irlande, je cesserai donc mes instances ; quand vous aurez repris vos forces, je vous conduirai moi-même à l’entrée du défilé. Mais, bien que les ténèbres nous environnent, la nuit n’est pas encore venue.

William chercha dans son gilet et en tira une montre d’argent qui lui venait de son parrain et constituait un luxe inouï dans le pays ; il était six heures du soir. Le jeune homme rassuré s’assit près du foyer ; la douce chaleur du feu ranimait ses membres engourdis, il recouvrait son calme et sa présence d’esprit.

Saint vieillard, dit-il, vous m’avez appelé par mon nom, comment me connaissez-vous ? Je ne suis jamais venu ici ; il me semble que depuis bien des années vous avez quitté le monde.

— Oui, un demi-siècle s’est écoulé pour moi dans la solitude, j’ai presque oublié le monde des vivants.

— Vous êtes heureux, vous jouissez du calme de l’esprit et vous goûtez la paix du cœur.

— Ne la connaissez-vous plus, mon fils ?

— Hélas ! soupira le jeune homme.

— Mon fils, reprit lentement le solitaire, tout être qui vit souffre, c’est la condition de notre nature déchue ; la douleur est la nourriture du cœur de l’homme, l’amertume son breuvage ; l’épreuve est le creuset où se purifie l’âme du juste, elle nous rapproche de Dieu. Quelquefois, ajouta le vieillard d’une voix sévère, le malheur est le châtiment d’une mauvaise action ; la justice divine s’exerce tôt un tard sur le méchant, il est des crimes qui demandent vengeance et quand la victime pardonne, c’est Dieu lui-même qui punit le coupable.

En prononçant ces paroles, le solitaire avait levé la main d’un geste menaçant, elle retomba aussitôt ; le feu de son regard s’éteignit, il murmura en se tournant