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— C’est vous qui êtes tous des originaux, répondit Sanine, avec conviction ; il alla vers la maison, pour se laver les mains, puis revint près de la table s’installer commodément dans un fauteuil d’osier.

Il se sentait heureux, dispos et allègre ; la verdure, le soleil, le ciel bleu pénétraient son âme d’un rayon si lumineux qu’elle en était épanouie, dans un bonheur complet. Les grandes villes avec leurs bruits assourdissants, leur vie affairée et futile lui étaient odieuses. Maintenant autour de lui régnaient le soleil et la liberté ; et il ne se préoccupait guère de l’avenir, étant disposé à accepter de la vie tout ce qu’elle pourrait lui donner.

Sanine cligna des yeux, étira et contracta avec une profonde jouissance ses muscles vigoureux.

Une brise fraîche et vaporeuse soufflait, et le jardin entier semblait soupirer doucement. Les moineaux gazouillaient, çà et là, s’entretenant hâtivement de leur petite vie si grave, mais si incompréhensible aux hommes ; et, tirant sa langue rouge, l’oreille dressée, Mille, le fox-terrier bigarré, les écoutait dans l’herbe. En haut les feuilles murmuraient, et leurs ombres arrondies se mouvaient sans bruit sur le sable uni du sentier.

Maria Ivanowna s’irritait douloureusement du calme de son fils. Certes, elle l’aimait, comme elle aimait tous ses enfants, mais c’était précisément à cause de son affection qu’elle eût été contente de blesser son amour-propre, afin de le forcer à reconnaître la valeur de ses paroles et de sa conception de la vie. Comme la fourmi terrée dans le sable, elle avait consacré tous les instants de sa longue existence à construire l’édifice fragile de sa pros-