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EN FINIR AVEC LES CHEFS-D’ŒUVRE

Si Shakespeare et ses imitateurs nous ont insinué à la longue une idée de l’art pour l’art, avec l’art d’un côté et la vie de l’autre, on pouvait se reposer sur cette idée inefficace et paresseuse tant que la vie au dehors tenait. Mais on voit tout de même à trop de signes que tout ce qui nous faisait vivre ne tient plus, que nous sommes tous fous désespérés et malades. Et je nous invite à réagir.

Cette idée d’art détaché, de poésie-charme et qui n’existe que pour charmer les loisirs, est une idée de décadence, et elle démontre hautement notre puissance de castration.

Notre admiration littéraire pour Rimbaud, Jarry, Lautréamont et quelques autres, qui a poussé deux hommes au suicide, mais qui se réduit pour les autres à des parlotes de cafés, fait partie de cette idée de la poésie littéraire, de l’art détaché, de l’activité spirituelle neutre, qui ne fait rien et ne produit rien ; et je constate que c’est au moment où la poésie individuelle qui n’engage que celui qui la fait et au moment où il la fait, sévissait de la façon la plus abusive que le théâtre a été le plus méprisé par des poètes qui n’ont jamais eu le sens ni de l’action directe et en masse, ni de l’efficacité, ni du danger.

On doit en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite. La poésie écrite vaut une fois et ensuite qu’on la détruise. Que les poètes morts laissent la place aux autres. Et nous pourrions tout de même voir que c’est notre vénération devant ce qui a été déjà fait, si beau et si valable que ce soit, qui nous pétrifie, qui nous stabilise et nous empêche de prendre contact avec la force qui est dessous, qu’on l’appelle l’énergie pensante, la force vitale, le déterminisme des échanges, les menstrues de la lune ou tout ce qu’on voudra. Sous la poésie des textes, il y a la poésie tout court, sans forme et sans texte. Et comme l’efficacité des masques, qui servent aux