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LE THÉATRE ET LA PESTE

Saint Augustin dans la Cité de Dieu accuse cette similitude d’action entre la peste qui tue sans détruire d’organes et le théâtre qui, sans tuer, provoque dans l’esprit non seulement d’un individu, mais d’un peuple, les plus mystérieuses altérations.

« Sachez, dit-il, vous qui l’ignorez, que ces jeux scéniques, spectacles de turpitudes, n’ont pas été établis à Rome par les vices des hommes, mais par l’ordre de vos dieux. Il serait plus raisonnable de rendre les honneurs divins à Scipion[1] qu’à de pareils dieux ; certes, ils ne valaient pas leur pontife !…

« Pour apaiser la peste qui tuait les corps, vos dieux réclament en leur honneur ces jeux scéniques, et votre pontife, voulant éviter cette peste qui corrompt les âmes, s’oppose à la construction de la scène elle-même. S’il vous reste encore quelques lueurs d’intelligence pour préférer l’âme au corps, choisissez qui mérite vos adorations ; car la ruse des Esprits mauvais prévoyant que la contagion allait cesser dans les corps, saisit avec joie cette occasion d’introduire un fléau beaucoup plus dangereux, puisqu’il s’attaque non pas aux corps, mais aux mœurs. En effet, tel est l’aveuglement, telle la corruption produite par les spectacles dans l’âme que même en ces derniers temps, ceux que possède cette passion funeste, échappés au sac de Rome et réfugiés à Carthage passaient chaque jour au théâtre délirant à l’envi pour les histrions. »

Donner les raisons précises de ce délire communicatif est inutile. Autant vaudrait rechercher les raisons pour lesquelles l’organisme nerveux épouse au bout d’un certain temps les vibrations des plus subtiles musiques, jusqu’à en tirer une sorte de durable modification. Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu’il soit communicatif.

  1. Scipion Nasica, grand pontife, qui ordonna que les théâtres de Rome fussent nivelés, et leurs caves comblées.