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LE THÉATRE ET LA PESTE

talle. Le théâtre, c’est-à-dire la gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l’actualité.

Les derniers vivants s’exaspèrent, le fils jusque-là soumis et vertueux, tue son père ; le continent sodomise ses proches. Le luxurieux devient pur. L’avare jette son or à poignées par les fenêtres. Le Héros guerrier incendie la ville qu’il s’est autrefois sacrifié pour sauver. L’élégant se pomponne et va se promener sur les charniers. Ni l’idée d’une absence de sanctions, ni celle de la mort proche, ne suffisent à motiver des actes aussi gratuitement absurdes chez des gens qui ne croyaient pas que la mort fût capable de rien terminer. Et comment expliquer cette poussée de fièvre érotique chez des pestiférés guéris qui, au lieu de fuir, demeurent sur place, cherchant à arracher une volupté condamnable à des mourantes ou même à des mortes, à demi écrasées sous l’entassement de cadavres où le hasard les a nichées.

Mais s’il faut un fléau majeur pour faire apparaître cette gratuité frénétique et si ce fléau s’appelle la peste, peut-être pourrait-on rechercher par rapport à notre personnalité totale ce que vaut cette gratuité. L’état du pestiféré qui meurt sans destruction de matières, avec en lui tous les stigmates d’un mal absolu et presque abstrait, est identique à l’état de l’acteur que ses sentiments sondent intégralement et bouleversent sans profit pour la réalité. Tout dans l’aspect physique de l’acteur comme dans celui du pestiféré, montre que la vie a réagi au paroxysme, et pourtant, il ne s’est rien passé.

Entre le pestiféré qui court en criant à la poursuite de ses images et l’acteur à la poursuite de sa sensibilité ; entre le vivant qui se compose des personnages qu’il n’aurait jamais pensé sans cela à imaginer, et qui les réalise au milieu d’un public de cadavres et d’aliénés délirants, et le poète qui invente intempestivement des personnages et les livre à un public également inerte ou délirant, il y a d’autres analogies qui rendent raison