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LETTRES SUR LE LANGAGE

qui égale et surpasse celui des mots, n’importe quelle mise en scène muette devrait avec son mouvement, ses personnages multiples, ses éclairages, ses décors, rivaliser avec ce qu’il y a de plus profond dans des peintures comme « les filles de Loth » de Lucas de Leyde, comme certains « Sabbats » de Goya, certaines « Résurrections » et « Transfigurations » du Greco, comme la « Tentation de saint Antoine » de Jérôme Bosch et, l’inquiétante et mystérieuse « Dulle Griet » de Breughel le Vieux où une lueur torrentielle et rouge bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés, et par je ne sais quel procédé technique bloquer à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur. Et de toutes parts le théâtre y grouille. Une agitation de vie arrêtée par un cerne de lumière blanche vient tout à coup buter sur des bas-fonds innommés. Un bruit livide et grinçant s’élève de cette bacchanale de larves où des meurtrissures de peau humaine ne rendent jamais la même couleur. La vraie vie est mouvante et blanche ; la vie cachée est livide et fixe, elle possède toutes les attitudes possibles d’une innombrable immobilité. C’est du théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour s’exprimer. Toutes ces peintures sont à double sens, et en dehors de leur côté purement pictural elles comportent un enseignement et révèlent des aspects mystérieux ou terribles de la nature et de l’esprit.

Mais heureusement pour le théâtre, la mise en scène est beaucoup plus que cela. Car en dehors d’une représentation avec des moyens matériels et épais, la mise en scène pure contient par des gestes, par des jeux de physionomie et des attitudes mobiles, par une utilisation concrète de la musique, tout ce que contient la parole, et en plus elle dispose aussi de la parole. Des répétitions rythmiques de syllabes, des modulations particulières de la voix enrobant le sens précis des mots, précipitent en plus grand nombre les images dans le cerveau, à la