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LIVRE II, CHAPITRE III

XVI. De même, si nous présumons que la personne maltraitée par nous ne se doutera pas de notre action, ni de nos motifs ; car la colère s’attaque toujours à tel individu pris en particulier : c’est une conséquence évidente de la définition donnée [1]. C’est ce qui fait la justesse de ce vers du Poète :

Il faut dire que c’est Ulysse le preneur de villes [2].

En effet (Polyphème) ne serait pas considéré comme puni s’il ne pouvait se douter ni de l’auteur, ni du motif de la vengeance exercée contre lui. L’on a donc pas de colère contre ceux qui ne peuvent reconnaître notre action. On n’en a plus contre les morts, puisqu’ils ont subi la dernière peine et ne peuvent plus éprouver de souffrance, ni reconnaître notre vengeance ; or c’est là le but que poursuivent les gens en colère. Aussi c’est avec à-propos que, au sujet d’Hector qui n’est plus, le Poète, voulant mettre un terme à la colère d’Achille, place ces mots dans la bouche d’Apollon :

Dans sa fureur, il outrage une terre insensible [3].

XVII. Il est donc évident que ceux qui veulent inspirer des sentiments modérés doivent discourir au moyen de ces lieux. On met l’auditoire dans ces différentes dispositions (suivant les cas). On lui présente les gens contre lesquels il est irrité ou comme redoutables, ou dignes d’être révérés, ou encore comme ayant mérité de lui ou comme ayant des torts involontaires, ou enfin comme ayant été grandement affligés de ce qu’ils ont fait.

  1. Chap. II, § 2.
  2. Homère, Od., IX, 504.
  3. Homère, Il., XXIV, 54.