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Vous connaissez, mes amis, mon attachement à mes devoirs et mon respect pour les autorités constituées. Plus d’une fois depuis les troubles actuels, je vous ai dit ma façon de penser ; et quoique je voyais d’une manière à n’en plus douter l’horrible complot de détruire les hommes de couleur, la présence de l’agent du Directoire m’en imposait au point que je ne pouvais me permettre aucune position hostile. Le Saltrou venait d’être enlevé par Mamzelle ; le cruel Gay y avait assassiné ses habitans. La place de Marigot venait d’être surprise par Joseph Aquart, qui, de concert avec Mamzelle, insurgeait tout et se proposait de venir cerner Jacmel. Certain que tout cela se faisait par les ordres du général en chef, et voyant que je ne lui avais donné aucun sujet, je lui écrivis pour me plaindre de cette étrange conduite dans un temps où je correspondais journellement et de la meilleure foi possible avec lui. C’est donc à cette époque, après vos pressantes sollicitations et la nécessité de préserver les jours de nos concitoyens et les nôtres, que je fus contraint par les circonstances de me mettre sur la défensive. Je m’empressai d’instruire de ces faits extraordinaires le citoyen agent Roume, dans le ferme espoir qu’il rendrait justice à ma conduite et blâmerait celle du général Toussaint, qui faisait enlever partiellement par des hommes sans mœurs les différens quartiers de l’arrondissement confié à mes soins. Comme je n’avais aucun tort, je m’attendais à recevoir une réponse satisfaisante de l’agent ; mais, quelle a été ma surprise et mon étonnement, lorsque je me suis vu qualifié de ci-devant général de brigade au service de la République, actuellement chef des révoltés ? Un coup de foudre n’eût pas été pour moi plus terrible : j’eus besoin de toute ma raison pour ne pas me porter au dernier désespoir. Le contenu de la lettre est si plein d’amertume et de choses désagréables, que je ne puis ni n’ai le temps de vous en laisser copie.

Ma première idée était de vous assembler tous, vous en donner lecture et vous faire sentir la nécessité d’aller présenter au Directoire ma justification ou lui porter ma tête, s’il est possible que je me sois rendu coupable. Mais, réfléchissant que votre désespoir pourrait égaler le mien, et vous porter à contrarier mes vues en me contraignant de continuer un commandement qui ne m’appartient plus, j’ai pris la terrible et nécessaire résolution de partir sans vous rien dire. Vous, mes amis, qui connaissez ma sensibilité et mon attachement pour vous et pour tous mes concitoyens de cet arrondissement, mettez-vous un instant à ma malheureuse place ; concevez quel chagrin me poignarde d’être obligé de m’éloigner de vous d’une manière si étrange. Mais,