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de ce délit verbal a cru devoir le punir avec clémence. Il savait que, dans un moment où vous voulez adoucir la rigueur du code pénal, il ne vous ferait pas adopter légèrement un châtiment sévère, pour réprimer l'attentat des paroles qu'il leur imputait. Un tel système de lois pénales nous conduirait au code sanguinaire et féroce de Dracon. Il vous a donc proposé, à vous, Messieurs, qui, d'après ses propres principes, ne pouvez jamais être juges, de leur faire expier je ne sais quels mots vains ou indiscrets qu'il leur imputait calomnieusement, en les privant provisoirement de tous les droits de citoyen actif. L'exhérédation civile n'est-elle donc pas un jugement, ou n'est-elle pas une punition a ses yeux ? Cette peine est-elle assez légère pour qu'on puisse l'infliger sans être juge, ou pour qu'on doive la subir sans être coupable ? Vous penserez sans doute, Messieurs, qu'elle est trop sévère si les magistrats ont été fidèles à leur serment, et qu'elle est trop douce s'ils ont été véritablement rebelles à la loi. L'accusateur des magistrats de Rennes, confondant leur cause avec les intérêts de la noblesse et du clergé, menace toutes ces classes de citoyens d'une proscription inévitable, si le peuple compte enfin les individus, prend conseil de la force, décrète des meurtres par un scrutin épuratoire et cesse de faire grâce de la vie aux aristocrates qu'il peut massacrer impunément. Ah ! ne vous enveloppez plus, dirais-je aux instigateurs des fureurs populaires, si je pouvais leur faire entendre ma voix jusqu'au fond de nos provinces les plus lointaines, ne vous enveloppez plus de toutes ces hypothèses oratoires qui ne sont que des proscriptions mal déguisées ; prêchez hautement, si vous l'osez, l'insurrection et le carnage; dites que vos arguments ne seront désormais que des poignards ; mais cessez, cessez de nous menacer de ces lâches assassinats dont les Français sont incapables ; et renoncez enfin à nous intimider par de coupables prédictions qui ne nous prouvent que le désespoir de votre cause, et l'impression que fait sur vous la terreur. L'homme vertueux ne compte pas ses ennemis ; il compte ses devoirs, il suit l'impulsion de ses principes, et marche à la mort avec intrépidité. Ce malheureux peuple qui ne connaît aujourd'hui ni ses amis ni ses ennemis ; ce bon peuple que l'on égare aisément par des mots qu'il ne comprend pas, mais qu'on ne parviendra jamais à dénaturer longtemps, ce peuple crédule que l'on abuse pour le dominer, et auquel de fanatiques démagogues peuvent promettre tout, excepté du pain, du travail, de la tranquillité ; ce peuple sortira un jour de ce songe perfide durant lequel on trafique de ses illusions ; et alors, je vous le demande, quels seront les citoyens qu'épouvantera son réveil ?

« Un mot à jamais mémorable, cité par Plutarque, va nous le prédire, Messieurs, dans la vie de Phocion. Sais-tu, disait autrefois à ce grand homme, qui dédaigna toujours si fièrement une hypocrite popularité, sais-tu, lui disait un sophiste de la Grèce, que le peuple d'Athènes te tuera s'il entre en fureur ? — Et toi, malheureux, lui répondait Phocion, sais-tu que ce même peuple t'ôtera la vie s'il reprend jamais son bon sens.

« Le même préopinant, qui vous a proposé avant faire droit, et en vous déclarant que vous ne pouviez pas être juges compétents des magistrats de Rennes, de les déclarer déchus de tous les droits de citoyen actif, vous a invités à les renvoyer au Châtelet pour le crime de lèse-nation dont ils se sont rendus coupables en refusant l'enregistrement qui leur était ordonné. Je voudrais d'abord, Messieurs, que l'on nous définît bien nettement le crime de lèse-nation, et que l'on fixât l'acception légale de ce mot nouveau dans notre jurisprudence et même dans notre langue. Est-ce une conjuration contre le gouvernement, est-ce un complot contre la constitution, est-ce une conspiration contre les représentants du peuple, est-ce une prévarication dans les fonctions publiques, est-ce une désobéissance à l'autorité légitime, est-ce la démission d'un titre dont on ne croit plus pouvoir être chargé, est-ce enfin une simple erreur de l'esprit que l'on veut désigner par ce crime de lèse-nation, et les paroles ou les simples omissions sont elles du domaine de cette nouvelle loi ? C'est assez, dit Montesquieu, que le crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme (1). Or, si le crime de lèse-majesté doit être déterminé par les lois avec la plus exacte précision, le crime de lèse-nation doit être bien plus sévèrement circonscrit par le pouvoir législatif qui institue un tribunal pour le juger. N'imitons pas, Messieurs, ces tyrans atrabilaires qui publiaient des lois équivoques ou énigmatiques pour créer à leur gré des coupables. Une loi de l'exécrable Henri VIII, roi d'Angleterre, avait déclaré criminel de haute trahison quiconque prédirait la mort de ce prince. Le despotisme est si terrible qu'il se tourne contre ceux-mêmes qui l'exercent, dit encore Montesquieu ; dans la dernière maladie de ce prince, les médecins n'osèrent jamais dire qu'il fût en danger, et ils agirent en conséquence (2).

(1) Esprit des lois, Liv. XII, chap.

(2) Livre XII, chap. X.

« Quand vous aurez défini, Messieurs, le vrai sens du crime de lèse-nation, quand vous en aurez déterminé la punition par une loi, il n'en sera pas moins incontestable que le tribunal, chargé de son exécution, ne pourra pas l'appliquer aux magistrats de Rennes. C'est un principe, reconnu par tous les peuples policés, qu'aucune loi ne peut avoir un effet rétroactif. Or, il n'existe certainement aucune loi qui déclare criminel de lèse-nation les membres d'une chambre des vacations qui, cinq semaines après la fin de leurs séances, ne quittent pas leurs fonctions, mais refusent de les reprendre et d'enregistrer, sans la participation de leur compagnie, des lettres-patentes adressées au corps entier d'un Parlement, pour proroger les vacances de ce tribunal et les pouvoirs d'une commission expirée. Les juges du Châtelet ne sont pas les législateurs du royaume ; et quand même ils pourraient oublier qu'en qualité de magistrats, les accusés doivent être jugés par le tribunal dont ils sont membres, et qu'en qualité de Bretons, ils ne peuvent être traduits en jugement hors de leur Province, les juges du Châtelet répondraient à votre dénonciation, en vous demandant d'abord une loi positive qui ne pourrait jamais être applicable qu'à l'avenir. Il est donc évident que vous ne pouvez pas renvoyer ces magistrats au Châtelet.

« Liés par un serment à conserver dans son intégrité la Constitution de leur Province, ils n'ont voulu porter aucune atteinte aux droits de leurs concitoyens, ils ont refusé, comme ils le devaient, de concourir à aucun changement relatif à l'administration de la justice sans le consentement des États de Bretagne. La composition de ces États est vicieuse, nous dit-on, et le Parlement ne cherche qu'à la perpétuer.