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Mr. l'Abbé Maury (1)  :

« Messieurs, de tous les spectacles que la fin du dix-huitième siècle prépare à l'Histoire, l'un des plus étonnants, sans doute est la crise imprévue qu'éprouvent aujourd'hui tous les Parlements du royaume (2). Ces grands corps qui avaient vieilli avec la monarchie, et qui semblaient devoir partager à jamais ses destinées, avaient triomphé quatorze fois, depuis la régence de Louis XV, du crédit et de la haine des ministres. Environnés de la considération et de la confiance des peuples, ils ne devaient plus croire qu'il s'élevât jamais des ennemis assez imprudents pour les attaquer, lorsqu'ils ont immolé généreusement l'esprit de corps au patriotisme. Ils ont fait tout à coup aux pieds du trône l'aveu aussi noble qu'inattendu de leur incompétence pour consentir l'impôt. Ils ont conquis la liberté publique à travers les exils et les emprisonnements auxquels ils se sont dévoués pour lutter contre le pouvoir ministériel. A force de courage et de disgrâces, ils ont réhabilité la nation française dans tous ses droits. Un cri universel de reconnaissance et d'amour a retenti autour des tribunaux, d'une extrémité du royaume à l'autre. Aucun bailliage, aucun cahier n'a sollicité leur destruction ; et au moment où un tribut solennel de gloire devait dédommager ces magistrats du sacrifice volontaire de leur autorité, l'Assemblée nationale veut les dépouiller du pouvoir judiciaire que le Roi avait mis en dépôt dans leurs mains. Cette suppression imprévue est annoncée. La révolution approche; et les peuples inquiets se demandent avec étonnement par quelle cause, par quelle fatalité, ces mêmes Parlements qui venaient de si bien mériter de la France en forçant la convocation des États généraux, ont à peine réuni les représentants de la nation française, qu'ils se sont vu menacés d'un anéantissement absolu.

(2) Je montai treize fois à la tribune la semaine dernière. J'ai parlé ensuite, pendant une heure et demie, sur l'affaire de Rennes, sans avoir écrit une note, un seul mot pour guider ma mémoire. Mes preuves principales ne sauraient m'échapper ; mais les développements, et surtout les mouvements de mon discours improvisé en toute rigueur ont laissé trop peu de traces dans mon esprit, pour que je me flatte de les retrouver, en dictant froidement ce que j'ai dit dans un moment de verve et d'enthousiasme. Je n'entends plus autour de moi ni suffrages, ni murmures. Eh ! comment peut-on être inspiré, quand on ne combat plus, et surtout quand on n'est plus entraîné par l'espérance de la victoire ?

« Déjà, Messieurs, ces anciens temples de la justice nationale sont déserts. Le silence d'une mort anticipée règne autour de leur enceinte, et la citation inouïe des magistrats de Rennes à cette Assemblée, n'est que le prélude des projets destructeurs dont on prépare l'exécution.

« Le fait que vous allez examiner dans ce moment est extrêmement simple. Onze magistrats, qui formaient ci-devant la chambre de vacations de Rennes, ont refusé, après l'expiration de leurs pouvoirs, d'enregistrer les lettres-patentes rendues sur votre décret du 3 novembre, pour proroger indéfiniment leur commission et les vacances du Parlement. Ce refus vous est dénoncé comme un crime de lèse-nation. Je n'ai l'honneur d'être ni breton, ni magistrat ; mais, revêtu du caractère de représentant de la nation, je dirai la vérité avec tout le courage du patriotisme. J'invoquerai la justice en faveur de ces mêmes sénateurs, qui, après en avoir été si longtemps les fidèles ministres, semblent menacés aujourd'hui d'en devenir les victimes. Je considérerai cette grande question sous trois rapports :

- relativement à la Province de Bretagne, dont j'approfondirai les droits ;

- relativement à la conduite des magistrats qui formaient la chambre des vacations de Rennes, dont je discuterai les motifs ;

- relativement enfin aux divers décrets qui vous sont proposés, dont je développerai les conséquences.

« Un principe fondamental qu'il ne faudra jamais perdre de vue dans cette cause, et qui n'est pas même contesté, c'est que la Province de Bretagne jouit, par la Constitution, du droit de consentir dans ses États la Loi, l'impôt et tous les changements relatifs à l'Administration de la justice : cette belle prérogative est la condition littérale et dirimante de la réunion de ce Duché à la Couronne de France.

« Ce principe étant généralement reconnu dans cette Assemblée, j'observe d'abord, Messieurs, que la différence du droit public qui régit plusieurs de nos Provinces n'est point particulière à l'organisation de la France. Depuis qu'un petit nombre de familles s'est partagé la souveraineté de l'Europe, les grands États se sont successivement étendus, et à des conditions toujours inégales, par des alliances, par des successions, par des traités ou par des conquêtes. Nous ne connaissons aucune puissance de premier ordre dont les sujets soient soumis à des lois uniformes. L'Irlande et l'Écosse ne jouissent pas des mêmes droits que l'Angleterre. L'Autriche, la Hongrie et la Bohême diffèrent autant par la législation que par la langue des peuples qui les habitent. Je n'étends pas plus loin cette énumération, qu'il me suffit de vous indiquer. Je remarque seulement que, quelque désirable que soit l'unité de gouvernement, aucune monarchie en Europe n'a pu parvenir encore à cette identité de droit public dans toutes ses Provinces.

« Mais cette différence de prérogatives ne doit pas exciter plus de jalousie entre les Provinces que l'inégalité des fortunes entre les citoyens. L'intérêt commun est que la justice soit respectée. Tous les droits particuliers reposent sous la sauvegarde de la foi publique. Ce sont des barrières élevées contre le despotisme, qu'il faut accoutumer à s'arrêter devant les contrats qui le repoussent, pour l'avertir souvent que le pouvoir a ses limites. Il a besoin que ces conventions toujours réclamées lui rappellent que les peuples ont des droits, et c'est ainsi que les privilèges particuliers d'une province deviennent le bouclier de de tout un royaume.

« Les prérogatives de la Bretagne n'ont par conséquent rien d'odieux pour la nation française, si elles émanent d'une Convention libre et inviolable. Cette convention que Mr le comte de Mirabeau a paru dédaigner avec tant de hauteur, comme l'une de ces fables de l'antiquité, que des législateurs doivent reléguer philosophiquement dans la poussière des bibliothèques, cette Convention, Messieurs, n'est pas éloignée de nous de plus de deux siècles et demi.

« Je ne dirai donc pas, comme cet orateur, que la Bretagne mériterait d'être écoutée, si elle produisait des titres anciens comme le temps et sacrés comme la nature, parce qu'en parlant ainsi, je ne dirais rien ; mais je vais tâcher de prouver que la Bretagne a des droits aussi anciens que la monarchie, et aussi sacrés que les contrats ; et si je démontre qu'en vertu de ces droits, on ne peut faire aucun changement dans l'Administration de la justice en Bretagne sans le consentement des États de cette province, je n'aurai pas sans doute la gloire de vous avoir proposé un système philosophique, mais je croirai avoir bien raisonné, en prenant la défense des magistrats Bretons.

« L'ARMORIQUE ou la Bretagne fut démembrée de la monarchie française dès la première race de nos rois. Les habitants de cette Province, qui, sous le nom de Celtes, luttèrent glorieusement contre César, et balancèrent la puissance des légions romaines, furent toujours soumis à des souverains particuliers. Ces princes eurent pour suzerains les Rois de France, et même les Ducs de Normandie ; mais ils exercèrent toujours une souveraineté immédiate sur les Bretons. Pour illustrer cette vassalité, les monarques français érigèrent dans le treizième siècle en Duché-pairie cette grande Province, qui forme aujourd'hui la douzième partie de la population du royaume ; et elle continua d'être indépendante de la nation française, sous l'empire des Ducs de Bretagne.

« La réunion de la Bretagne à la France avait été, pendant plusieurs siècles, le grand objet de la politique de nos rois. Le dernier Duc de Bretagne, François II, étant mort sans enfants mâles, Anne de Bretagne, sa fille unique et son héritière, était déjà fiancée à l'empereur Maximilien. Mais le roi Charles VIII parvint à faire rompre ce projet de mariage, et épousa lui-même Anne de Bretagne, en 1491. Je ne m'arrête point dans ce moment aux clauses de ce contrat de mariage. On le cite souvent comme la véritable origine des privilèges de la Bretagne ; mais nous verrons bientôt que les droits de cette province sont fondés sur un contrat plus récent, dans lequel les Bretons eux-mêmes ont transigé avec le représentant suprême de la nation française.

« Charles VIII, qui, pour épouser Anne de Bretagne, avait renvoyé Marguerite, fille de l'empereur Maximilien, quoiqu'elle eût déjà porté le titre de Dauphiné, mourut sans postérité à l'âge de 27 ans. Il n'entre point dans mon sujet de développer ici le service immortel que le maréchal de Gié [Pierre de Rohan] rendit à la France, en faisant arrêter sur la Loire les équipages de la reine Anne qui, après la mort de son mari, voulut se hâter de sortir du Royaume, et de retourner dans ses États de Bretagne.

« Pour assurer la réunion de cette grande Province à la couronne, le successeur de Charles Vlll, le bon père du peuple, Louis XII, épousa Anne de Bretagne, lorsqu'il eut fait déclarer nul son mariage avec Jeanne de Valois, qu'il avait épousée depuis vingt ans, et qui, après son divorce, alla fonder les annonciades à Bourges. Louis Xll n'eut de son mariage avec Anne de Bretagne, que deux filles, Mme Claude et Mme Renée de France. La loi salique n'ayant jamais été admise en Bretagne, les filles héritaient de ce Duché,