Page:Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série, Tome VIII.djvu/189

Cette page n’a pas encore été corrigée

produire, quelque respectables que fussent les motifs Je ceux qui les proposaient, quelque louable que pût être le but auquel ils voulaient tendre.

Quand il en sera temps, il ne vous sera pas bien difficile de démontrer qu’en agissant ainsi, vous n’avez fait que remplir un devoir impérieux, et que si vous aviez pu vous permettre une conduite opposée, vous n’auriez pas moins compromis les intérêts du monarque, que les intérêts de la nation, que les intérêts même des deux classes de citoyens privilégiés, qui semblent, en ce moment, se séparer de vous, séduites malheureusement par des préjugés funestes, dont elles n’ont calculé ni l’influence, ni le danger.

Vous direz à la nation : que si vous n’avez pas voulu vous désister, même d’une manière provisoire, de la délibération par tête, c’est qu’il ne vous a pas été permis d’oublier que l’œuvre principale à laquelle vous êtes appelés est une constitution à faire ; c’est que vous avez compris que pour travailler à celte œuvre avec quelque succès il faut que tous ceux qui y coopèrent aient une volonté semblable, tendent au même but, s’unissent dans les mêmes habitudes ; c’est que vous êtes convaincus que votre constitution ne serait qu’un assemblage de pièces peu faites pour aller ensemble, si les hommes destinés à en tracer le plan n’entretenaient entre eux une communication intime et de tous les instants ; c’est que vous n’avez pu vous persuader qu’une constitution étant une chose commune, où tous les intérêts doivent être ordonnés pour l’intérêt général, il fût sage, il fût môme possible de déterminer une constitution, en isolant les intérêts, en les faisant, pour ainsi dire, délibérer à part, eu les séparant avec une attention puérile, quand le bien public exige, avec autant drempire, qu’ils soient confondus.

Vous direz à la nation : que si vous n’avez pas voulu vous désister de la délibération par tête, c’est que vous avez parfaitement senti qu’une telle condescendance consommait, sans retour, dans la monarchie, la distinction des ordres avec toutes les conséquences déplorables qu’elle entraîne ; c’est que vous n’avez pu vous dissimuler que, celte distinction une fois consommée, quelque promesse qu’on eût pu vous faire, quels qu’eussent été même les sacrifices auxquels on se serait décidé, infailliblement la seule force des choses aurait maintenu ou promptement ramené parmi nous la distinction entre les professions qu’on n’y remarque pas moins qu’entre les ordres, et qui eu est la suite inévitable ; qu’ainsi, comme par le passé, vous auriez compté un petit nombre de professions honorables, affectées uniquement aux privilégiés, et un grand nombre de professions qu’aucun honneur n’aurait environnées, parce que les privilégiés auraient dédaigné de les remplir.

Vous direz à la nation : que les professions honorables étant aussi celles auxquelles le pouvoir est attaché, telles que la profession militaire, la magistrature supérieure, les premières dignités de l’Eglise, vous n’avez pas eu de peine à voir que, delà seule distinction des ordres, il résultait que la totalité des citoyens se seraient naturellement divisée en deux classes : la classe des nobles qui aurait gouverné, et la classe nombreuse du peuple à laquelle on n’aurait laissé d’autres destinées que d’obéir, sans espoir de jamais gouverner à son tour ; et si partout où beaucoup d’hommes gouvernent par le seul privilège de la naissance, l’aristocratie existe avec tous ses abus,

vos commettants comprendront facilement que lorsque vous vous êtes élevés avec tant de persévérance et de force contre la distinction des ordres, lorsque vous avez refusé de rien entreprendre sous un pareil régime, même pour la prospérité commune, c’est qu’en combattant cette distinction funeste, c’était aussi l’aristocratie, c’est-à-dire le pire de tous les gouvernements, que vous vous occupiez de combattre.

Vous prouverez à la noblesse : qu’une aristocratie, sous un monarque, chez un peuple surtout très-nombreux, et qui n’est pas accoutumé à la servitude personnelle, ne saurait être durable, qu’il n’est pas possibleque bien promptement une institution de cette espèce ne devienne odieuse au prince comme au peuple : au peuple, qu’elle écrase et qu’elle humilie ; au prince, dont elle empêche plus qu’elle ne modère la puissance.

Vous prouverez à la noblesse : que par la nature même des choses, il faut absolument qu’une aristocratie intermédiaire entre le prince et le peuple, après des convulsions plus ou moins longues, finisse par amener après elle le despotisme ou l’anarchie : le despotisme, si le peuple se livre au prince, pour se venger de ses tyrans ; l’anarchie, si le peuple, las de ses fer3, s’agite pour les briser.

Vous prouverez à la noblesse : que vouloir l’aristocratie, c’est vouloir le pouvoir, et non pas la liberté ; que la liberté est une chose tellement commune, qu’ilest impossible qu’elle existe, partout où l’on peut dire qu’un citoyen a plus de liberté qu’un autre , que plus de liberté d’un côté suppose nécessairement une puissance dont on peut abuser ; que moins de liberté d’un autre côté suppose nécessairement une sujétion qui peut avilir ; que de quelque manière qu’on dispose les choses, quelque impérieuses, quelque fixes, quelque impartiales, môme en apparence, que fussent les lois dont on pourrait convenir, si la nation, à l’instant où elle s’occupe de se régénérer, a le malheur de se diviser en ordres, dont lun infailliblement gouvernera, comme je viens de vous le dire, et l’autre infailliblement sera gouverné ; de toute nécessité, la liberté ne se trouvera pas également partagée entre les citoyens, de toute nécessité, l’habitude de commander d’une part, et l’habitude d’obéir, de l’autre n’amenèrent toujours à leur suite, après une révolution plus ou moins prompte, que le despotisme de plusieurs et la servitude de tous, et tous les genres de corruption que la servitude et le despotisme peuvent enfanter à la fois.

Vous représenterez au clergé : que si la distinction des ordres doit infailliblement naturaliser l’aristocratie parmi nous ; que si le régime aristocratique est, comme vous le savez tous, le plus grand ennemi de la liberté, il ne peut, sans un crime manifeste, favoriser la distinction des ordres. Car enfin, Messieurs, il y a un accord éternel entre la morale et la liberté, et sans doute le clergé veut contribuer, autant qu’il est en lui, au rétablissement de la morale dans cet empire. Or les hommes ne sont bons, ils n’acquièrent tout le degré de moralité dont ils sont susceptibles, que là où ils sont libres, que là où ils n’aperçoivent au-dessus d’eux, dans l’ordre civil, que la raison et la loi : que la raison, qui émane de Dieu même ; que la loi, qui ne doit être autre chose que l’expression de la raison. Les hommes ne sont bons encore que là où, pour jouir d’une existence heureuse et douce, ils n’ont point de caprices à flatter, point de vices à imiter ; là où leur conscience peut être impunément leur pre-