Page:Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série, Tome VIII.djvu/144

Cette page n’a pas encore été corrigée

convenance, et des motifs pris de l'inutilité et de la lenteur des conférences.

M. de Mirabeau dit : Vous avez dû vous apercevoir jusqu'ici que la marche constante des ministres a été de jeter des semences de division, tout en affectant de prêcher l'union. C'est ainsi qu'en donnant une meilleure proportion à ce qu'ils appellent le tiers-état, ils ont eu grand soin de rendre cette prétendue concession illu- soire, en la réduisant à ne rien préjuger pour ou contre l'opinion par ordre ou par tête, qu'il leur ôtait aussi facile de terminer provisoirement.

C'est ainsi que le jour des Etats généraux, après avoir ajourné l'Assemblée au lendemain, M. le garde des sceaux s'est dispensé de venir présider l'Assemblée ajournée ; et les précautions étaient si bien prises pour empêcher cette se- conde Assemblée générale, qu'au moment de l'arrivée des députés, on les chambra par le fait, en les conduisant dans différentes salles.

Une fois divisés, il ne restait plus qu'à main- tenir ce nouvel ordre de choses. Le ministère n'a pris aucune part offensive aux délibérations, tant qu'il a vu qu'elles n'étaient que prépara- toires ; mais lorsque les communes ont fait une démarche décisive auprès du clergé, les ministres alarmés adressent incontinent aux deux ordres et aux communes une lettre du Roi, par laquelle Sa Majesté désire que l'on tienne des conférences chez son garde des sceaux, en présence de com- missaires. Ces conférences ont lieu. Le second ordre, réduit à ne rien trouver défavorable dans les faits, est près d'être vaincu par les raisonne- ments : alors MM. les commissaires du Roi, dont l'unique rôle devait être le silence et la neutra- lité, se permettent, sans attendre le résultat des conférences, de proposer des moyens artificieux et qu'ils osent présenter comme conciliatoires.

Dans cette conduite oblique l'intention des ministres n'est point équivoque: forcés de con- voquer les Etats généraux, ils ont voulu du moins anéantir leur influence en les divisant, et les réduire à prendre le ministère pour arbitre de leurs différends. S'il restait encore quelque doute à cet égard, l'ouverture faite par les commis- saires du Roi aux commissaires des trois ordres, à la conférence tenue chez M. le garde des sceaux, annonce bien positivement le projet de soumettre les Etats généraux à la juridiction ministérielle, et d'élever un tribunal aulique où se portent par appel les décisions de l'Assemblée nationale. Tel est l'avis auquel MM. de la noblesse et du clergé ont cru devoir déférer par acclamation : ce qui sans doute est une nouvelle preuve de leur pa- triotisme et de leur amour généreux pour les in- térêts, les droits et la liberté du peuple.

« Les anciens faits prouvent évidemment, disent MM. les commissaires du Roi, que le Con- seil est intervenu dans toutes les questions qui ont occasionné des débals relatifs à la validité des élections et à la vérification des pouvoirs. » Je répondrai à MM. les commissaires du Roi que les anciens faits prouvent évidemment que le peuple français ne se doutait pas de ses droits ; que le ConseilVa jamais pu intervenir dans les questions relatives à la validité des élections et à la vérification des pouvoirs, par la bonne rai- son qu'il n'existait ni élections, ni pouvoirs ; que les députés aux prétendus Etats généraux n'é- taient que des chargés de procuration pour pré- senter des doléances; et je demanderai si l'on voudrait assimiler l'Assemblée nationale de 1789 à ces prétendus Etats généraux, qui n'étaient au

fond que des assemblées de notables, puisque ceux qui les composaient n'ayant point été élus représentants du peuple, n'en avaient pas reçu des pouvoirs, et bornaient toute leur mission à se douloir.

« Lorsque chacun des ordres est activement oc- cupé, disent-ils, des prérogatives qui peuvent lui appartenir, il paraîtrait naturel que Sa Majesté fixât, elle-même, son attention sur celles dont la couronne a constamment joui. »

Existe-il donc, Messieurs, une Charte, une transaction qui fixe tous les droits, toutes les prérogatives? et quand elle existerait, pourrait- elle lier la volonté souveraine du peuple? ne se- rait-il pas libre d'y déroger?

En raisonnant comme les commissaires du Roi, il n'est pas jusqu'au despotisme ministériel qu'on ne pût nous présenter comme un droit de la couronne. Les lettres de cachet, la prohibition de la liberté de la presse, la violation des lettres confiées à la poste ; en un mot, toutes les manières d'attenter aux libertés et aux propriétés indivi- duelles seraient autant de prérogatives de la cou- ronne.

Il est curieux de voir par quels étranges so- phismes MM. les commissaires du Roi cherchent à prouver que les Etats généraux ne peuvent vérifier les pouvoirs en commun ni séparément, afin d'établir la nécessité de s'en rapporter au Roi, c'est-à-dire aux ministres.

« Il est sûr, disent-ils à cet égard, que les ordres ont un intérêt à prévenir qu'aucun des trois n'abuse de son pouvoir pour admettre ou pour rejeter avec partialité des députés qui viennent prendre séance dans les Etats généraux ; et cet intérêt commun existerait, soit que les ordres eussent à délibérer réunis, soit qu'ils res- tassent constamment séparés, puisque, dans cette dernière supposition, les personnes qui seraient appelées à décider par leurs opinions d'un veto ou d'un empêchement quelconque, acquerraient le droit d'influer directement sur le sort de la nation.

« Peut-être, dans les circonstances, n'est-ce pas de la sagesse des ministres du Roi, de mettre en opposition les intérêts de 24 millions d'iudividus avec ceux de deux cent mille privilégiés; nous ne les accuserons cependant pas de favoriser V aristocratie, puisque leur intention, clairement manifestée, n'est que d'établir le despotisme le plus absolu sur la totalité des citoyens. Tour y parvenir, ils ont besoin de professer la doctrine des aristocrates, qui, dans leur fanatisme, ne s'a- perçoivent pas du piège qu'on leur tend.

« Mais est-il vrai que l'Assemblée nationale ail besoin de juge ou d'arbitre pour la vérification de ses pouvoirs? peut-elle reconnaître d'autre juge, d'autre arbitre qu'elle-même? Et nos com- mettants, en nous chargeant de leurs droits et de leurs pouvoirs, nous ont-ils laissé la liberté de les remettre en d'autres mains? Nous en départir, ne serait-ce pas les sacrifier, les trahir; et la nation que nous avons l'honneur de représenter, devrait-elle nous pardonner cette indigue préva- rication ?

« Les pouvoirs ne peuvent sans doute être vé- rifiés séparément; car tous les députés ont un même droit et un même intérêt à s'assurer de la légalité des députations, puisque, comme l'ob- servent très-bien les commissaires du Roi, cha- cun des députés peut influer directement sur le sort général de la nation : il importe donc à tous de savoir si ceux qui prétendent la représenter sont munis d'un titre légitime, et cette certitude