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serai donner à mon opinion un développement convenable, en abusant le moins que je pourrai de votre attention et de votre patience.

Vos mandats, Messieurs, et vos volontés particulières sont parfaitement d’accord, et l’universalité des députés des communes, comme celle des vingt-cinq millions de citoyens dont ils ont reçu leurs pouvoirs, pense qu’il est indispensable au bien de l’État, à la prospérité de la nation et à l’affermissement de la liberté commune, que dans l’Assemblée nationale toutes les voix soient comptées par tête. Aussi, lorsqu’on nous a proposé de laisser aux commissaires nommés par les provinces le pouvoir de conférer avec les députés des ordres privilégiés, on n’a jamais pensé que ces commissaires pussent compromettre une question déjà déterminée par l’unanimité de nos mandats et par la majorité de ceux qui doivent constater la totalité des membres de l’Assemblée nationale.

On n’a pu même penser, à plus forte raison, que ces commissaires fussent libres de renoncer au vœu que vous avez si justement manifesté, que les pouvoirs soient vérifiés en commun par les trois ordres réunis, et à la résolution où vous êtes de ne reconnaître pour membres de cette Assemblée nationale que ceux dont vous aurez sanctionné le titre… Mais on peut penser que, sans diminuer de la fermeté qui doit diriger toutes nos démarches, il est possible, sinon d’obtenir par la médiation que nos droits soient avoués par ceux qui affectent de les méconnaître, du moins de constater que les partis vigoureux et fermes auxquels il faudra bien que nous nous arrêtions tôt ou tard, ont été précédés par toutes les démarches conciliatrices que peut inspirer l’amour de la paix.

Les résolutions précipitées ne doivent point convenir aux représentants de vingt-cinq millions d’hommes, forts de l’équité de leurs prétentions plus encore que de leur nombre ; et sans doute cette Assemblée, sur les décisions de laquelle le monde entier a maintenant les yeux, doit s’affranchir à jamais du moindre reproche de légèreté. Sans doute, il viendra peut-être bientôt ce jour où, loin de vous borner à une démarche actuellement proposée, vous vous constituerez, non pas en ordre séparé, non pas en chambre du tiers-état, mais en Assemblée nationale…

Il viendra peut-être ce jour où vous vous rappellerez ces vérités immuables, si longtemps oubliées, et consacrées tout à l’heure par un des membres même de cette noblesse dont les prétentions sont si opposées aux vôtres : que les prières du peuple sont des ordres ; que ses doléances sont des lois, et qu’il est réellement la nation, tandis que les autres ordres n’en sont que des dépendances. Mais, Messieurs, plus le parti que vous prendrez alors sera ferme et irrévocable, plus il est indispensable de le faire précéder par des démarches de conciliation et de paix. Ne craignez point d’en trop faire, ne redoutez pas une lenteur à laquelle toute la France applaudit et qui offrira d’avance une justification à vos résultats, s’ils pouvaient en avoir besoin.

Songez que vous devez travailler pour les siècles futurs, et ne craignez pas de consommer quelques instants dans une attente même inutile ; songez que vos mains élèvent l’édifice de la liberté publique, et qu’il importera bien peu à la postérité pour laquelle vous travaillez que les fondements en aient été jetés plus ou moins vite. Vous avez pour vous la raison et la force ; il faut donc encore de la modération.

Les partis précipités et violents sont le partage de la faiblesse ; mais ceux qui ont un pouvoir étendu ont aussi l’avantage de retarder l’instant où ils doivent le déployer. Qu’importe donc que le parti proposé soit ou ne soit pas efficace pour amener dans cette Assemblée les ordres que vous attendez, si son adoption connue peut vous concilier l’opinion publique, si puissante et si nécessaire ? mais il s’en faut bien que je considère le projet offert comme devant être sans effet vis-à-vis des deux premiers ordres.

Vous avez, Messieurs, à lutter dans ce moment contre la fierté naturelle à une noblesse courageuse, qui croit qu’il ne lui est pas permis de faire un pas en arrière. En vous présentant devant elle d’une manière directe, vous l’aigrissez et l’armez nécessairement contre vous, tandis que la voix de la médiation peut la ramener à vous en la faisant céder à la persuasion. Par ces considérations, Messieurs, je me range à l’avis de M. de Saint-Étienne, sans rejeter celui proposé par M. Chapelier, que je me borne dans ce moment à regarder comme prématuré. Il semble que nous devons marcher pas à pas et avancer assez doucement pour n’être jamais forcés de rétrograder…

M. Rabaud de Saint-Étienne. Messieurs, les deux motions présentées hier à l’Assemblée me paraissent également judicieuses : la première pour le temps présent, la seconde pour le temps à venir : l’une indique ce qu’il faut faire actuellement, l’autre ce qu’il faudra faire peut-être dans quelques jours. Les honorables membres qui les ont soumises à la discussion des représentants de la nation méritent à la fois nos éloges. Il était temps qu’au milieu des orages inséparables d’une première Assemblée, on fixât enfin nos regards sur des objets capables de captiver l’attention et de nous conduire au but si désiré de la réunion complète des trois ordres dans le sein des États généraux. Cette réunion est d’assez grande importance pour nous, pour la nation, dont nous avons l’honneur d’être les organes, pour que nous écartions de nos démarches tout ce qui pourrait nous faire taxer d’imprudence, de légèreté ou de précipitation.

Destinés par la nature, engagés par notre monarque lui-même à faire voile vers la liberté, partirons-nous seuls, laisserons-nous sur la plage des compagnons de voyage qu’une erreur funeste, que le prestige des anciennes opinions tiennent éloignés de leurs frères ? Ou enfin, Messieurs, prendrons-nous le parti de leur envoyer des émissaires qui, forts de leurs droits et doués de cette éloquence persuasive qui exerce un si noble empire sur les âmes lorsqu’elle est jointe au sentiment d’un intérêt respectif, les avertiront de venir prendre leur poste sur le vaisseau de la patrie ?

Sans doute, Messieurs, il faudra bien partir seuls, s’ils se refusent aux avances qu’on leur fera à cet égard ; sans doute il nous faudra partir seuls, si les deux corps privilégiés, insensibles à nos invitations patriotiques, voulaient mettre en problème la question déjà décidée de la réunion des ordres et de la votation par tête. Mais quels inconvénients y a-t-il à entrer en conférence, à dissiper des doutes mal fondés, à aller au-devant des objections pour les combattre et à dissiper les fantômes de l’imagination ? aucun, je l’assure.

Les membres des communes que vous choisirez, je ne dis pas les députés, mandataires, non