Page:Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série, Tome I (2e éd).djvu/97

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

[1re Série, T. Ier ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Introduction.]

p. 85

des sujets riches et affectionnés ; témoin la prison du roi Jean ; au lieu qu’à cette heure, s’il faut racheter quoi que ce soit de cent mille écus d’extraordinaire, si ceux même qui les ont engloutis ne les revomissent, il n’est pas possible de les trouver ; témoin la chambre de justice.

« Le Turc, de qui les lois politiques sont aussi excellentes comme la religion est brutale, tient cette maxime, de ne prendre les deniers levés sur le peuple que pour la défense et conservation d’icelui, appelant cela le prohibé du peuple. Lorsqu’il faut prendre les armes et aller à la guerre, il s’aide des impositions et subsides ; mais, en temps de paix, il vit du seul profit de ses jardins. Représentez donc au roi que, s’il veut faire quelque réformation dans son État, il faut qu’il donne l’exemple le premier, et qu’il commence par sa maison.

« Le second chapitre sur lequel vous devez jeter les yeux, est celui des pensions. Vous croirez peut-être que ce que je vous dirai soit un paradoxe, et néanmoins c’est une vérité très certaine : les pensions ont ruiné la noblesse ; tel qui vivait commodément et doucement en sa maison, et qui même aux occasions pouvait assembler ses amis, mange le revenu de tout son bien en trois mois pour venir demander sa pension. Un valet ou deux lui suffisaient ; son village ne voyait ni clinquant ni broderie. À la cour il a un écuyer, des gentilshommes, des pages, quantité de plumes, quantité de passements d’or. Voilà où il emploie son bien, et ce qui lui revient d’une pension mal payée, bien levée sur le peuple, et mieux comptée sur le roi ; et pour preuve de ce que je dis, qu’on recherche curieusement s’il y a un seul gentilhomme qui ne soit ruiné ou incommodé à ce métier-là ; sur un écu de fonds extraordinaire, ils désignent dix écus de dépense ; et c’est ce qui a mené le luxe à si haut point où il est maintenant ; comète malheureuse qui présage infailliblement la ruine des États qu’elle menace.

« Il y a encore un autre inconvénient que ce mal produit ; c’est que, comme il n’est pas possible de donner des pensions à tous les gentilshommes, non pas à la centième partie, ceux qui n’en ont pas ne croient pas devoir servir le roi sans être payés. Ajoutons-y encore cette raison : les Français s’obligent aisément, et de peu de chose ; mais aussi ils ne conservent pas longtemps la mémoire des bienfaits quels qu’ils soient. Cela vient de leur naturel prompt et léger ; aussi, voit-on qu’en leurs querelles particulières, ils s’accordent volontiers sans couver aucune sorte de vengeance sur le cœur, mais aussi tout prêts à se couper la gorge avec le meilleur ami qu’ils aient.

« Conseillez donc au roi que, s’il se veut faire adorer parmi eux, qu’il leur donne peu et souvent, rien de certain ou d’établi, parce que, dès l’heure même, chacun en fait état comme de son propre domaine, et croit que cela lui est dû.

« Henri le Grand a été le premier qui a dressé un état des pensions ; la nécessité l’y obligea, car, après les guerres civiles, se trouvant grandement incommodé, et néanmoins chargé d’une infinité de noblesse qui avait employé tout son bien pour lui aider à conquérir ce royaume, ne sachant de quoi les récompenser, crut qu’il leur devait pour le moins donner moyen de vivre et de s’acquitter insensiblement. Cette cause cesse maintenant ; peu de ceux qui sont dans l’État ont vu ce temps-là : puis donc que les pensions ne profitent à personne, quel danger de les ôter ?

«Après cela, jetez les yeux sur la guerre, et conseillez au roi de ne tenir plus sur pied que son régiment des gardes, ses suisses et sa compagnie des gens d’armes au même état que le tout était durant le feu roi : aussi bien le reste n’est qu’une ombre et un moyen pour voler ses finances ; le papier souffre tout ; et afin que nous ne puissions jamais être surpris, et que nos forces soient redoutables par tout le monde, proposez de faire une milice générale dans ce royaume ; et que chaque province, en cas de nécessité, soit tenue d’entretenir et armer à ses dépens un régiment et une compagnie de cavalerie, sous la conduite de ceux qu’il plaira au roi de nommer ; et que ses troupes se mettent en bataille deux ou trois fois l’an, chacun en son endroit, et apprenent les exercices. En cette façon, le roi sera toujours assuré de 3 000 ou 4 000 chevaux, et de 25 000 ou 30 000 hommes de pied. Le peuple ne sera jamais foulé, parce que premièrement il sera déchargé de ce qui se lève pour les gens de guerre, qui n’est pas peu. Cette dépense n’arrivera peut-être qu’une fois en dix ans ; la levée n’en coûtera rien. Ils payeront règlement aux logements qu’ils feront, parce qu’ils feront leurs montres en la même façon. Bref, ils vivront en France comme ils vivent partout ailleurs, c’est-à-dire avec ordre et discrétion. Il ne faudra pas plus de commissaires ni contrôleurs, ni payeurs, ni trésoriers de l’ordinaire ni de l’extraordinaire ; chaque province payera ses gens, sans que personne s’en mêle. Outre que l’armée sera composée de soldats choisis, bien armés, et qui auront appris leur métier, au lieu que maintenant en nos troupes on ne voit que gens ramassés et sans discipline. Les plus belliqueuses nations du monde en font ainsi, et s’en trouvent bien. Si vous le faites, vous guérirez la seconde plaie du peuple, qui ne peut recevoir de remède quelconque que celui-là, parce que, tandis que les officiers du roi feront faire les montres, l’argent ne viendra jamais à point nommé ; et le soldat n’étant point payé, aura droit de vivre à discrétion, et sera même nécessité à cela. Quant aux places où vous jugerez à propos qu’il y ait garnison, faites en sorte qu’on la modère le plus qu’on pourra, et qu’enfin ce ne soit qu’une compagnie où il n’y ait qu’un chef et point de mem-