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[1re Série, T. Ier ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Introduction.]

poussant de grands cris, vers la demeure de l’infortunée victime qu’on avait dévouée à leur fureur. Quelques soldats contiennent pendant cinq heures cette foule de forcenés qui rompent enfin de trop faibles barrières et s’emparent de la maison.

Tout fut brisé, dévasté, les glaces rompues, les meubles précieux jetés par les fenêtres et livrés aux flammes, les caves ne furent pas oubliées : ces misérables s’y gorgèrent de vin et de liqueurs ; quelques-uns y trouvèrent la mort, en avalant à longs traits de l’acide nitreux et des drogues destinées à la teinture. C’est alors seulement que les secours arrivent.

Les soldats reçoivent l’ordre d’écarter la foule et de repousser la force par la force. C’était leur ordonner d’arrêter la foudre dans sa chute, ou plutôt c’était leur commander un massacre général. Cette multitude, ivre de vin et de fureur, se fait des armes de tout ce qui tombe sous ses mains. Des charrettes chargées de pierres, et un bateau chargé de cailloux et de bâtons, paraissant avoir été destinés à cet usage, avaient été interceptés dans la journée ; ils firent pleuvoir un grêle de tuiles et d’ardoises sur les gardes françaises et les Suisses, et ce ne fut qu’après qu’ils en eurent été cruellement fatigués, qu’on leur ordonna de tirer. La vengeance fut terrible ; tout ce qui se trouva sur les toits fut tué à coups de fusil, et tout ce qui était dans les caves et dans les appartements, abandonnés à la baïonnette. Cependant cette foule désarmée se défendait avec vigueur. La nuit et le canon dirigé sur le faubourg Saint-Antoine mirent fin au carnage.

Le 5 mai 1789 sera éternellement une des époques les plus mémorables dans nos fastes. Ce fut en ce jour que l’on vit, après cent soixante quinze ans d’interruption, recommencer enfin ces États généraux, demandés avec tant d’instance par toute la nation ; ces États dont elle attendait sa destinée. Le tableau qu’ils offrirent sera longtemps présent à la mémoire de ceux qui en furent spectateurs.

Une vaste salle construite et décorée d’un grand goût, soutenue par vingt colonnes doriques, exécutée dans toutes ses parties en style du même ordre ; mille à douze cents représentants de la France, divisés en trois ordres, occupant le fond de la salle ; le clergé d’un côté, dans son plus riche costume, de l’autre, les députés de la noblesse, couverts de plumes ondoyantes sur des chapeaux de forme féodale, et de manteaux noirs éclatants de dorures et d’une coupe à la fois élégante et théâtrale, tous l’épée au côté. Dans le fond, à gauche, les cinq ou six cents députés du tiers état, sans épée, en noir, habits et manteau de laine, cravates blanches et chapeaux rabattus ; un trône avec toute la richesse et la pompe royale s’élevant au fond de cette salle ; le roi rendant un compte public de l’état du royaume aux députés du peuple : tel fut le tableau que cette première journée présenta.

Après l’ouverture des États, les députés des communes se rendirent dans la salle d’assemblée, conformément à l’ajournement fixé par le roi ; ils attendirent en vain le clergé et la noblesse ; le génie de la discorde les rassemblait dans des salles séparées, et c’est sur cet isolement et la désunion qui en devait résulter, que les ennemis du nouveau système des États fondaient l’espérance de leur entière dissolution. Le tiers état leur envoya députation sur députation, joignit la prière aux bonnes raisons, pour les persuader. On leur répondait par des phrases vagues assaisonnées de la morgue qu’on appelle dignité. Pour paraître vouloir concilier les esprits, on tint chez le garde des sceaux une assemblée conciliatoire, composée de commissaires pour le roi et de députés des trois ordres. Cette assemblée n’opéra rien ; on connut seulement que les ministres prétendaient avoir de l’influence dans les États.

Ce fut alors que le tiers état, aussi ennuyé que rebuté par les refus de la majorité du clergé et de la noblesse, sentit la nécessité de se constituer en assemblée des communes, et qu’il se déclara représentant de la nation. Il se tenait des assemblées chez Mme de Polignac et ailleurs, où l’intrigue méditait la déposition des représentants du peuple français. Les princes[1], ayant M. le comte d’Artois à leur tête, firent paraître un manifeste adressé au roi, contre les prétentions du tiers état, dans lequel, après avoir refusé à celui-ci jusqu’aux talents et aux lumières, ils prédisaient au monarque tous les malheurs, s’il ne s’empressait de réprimer les atteintes qu’on se disposait à porter à la noblesse. Le comte d’Artois ne se contenta pas de ce premier manifeste ; il en donna un second, qui menaçait d’une insurrection générale de la part de la noblesse, et qui laissait voir que le chef ne serait pas difficile à trouver.

Cette protestation n’eût d’autre effet que de couvrir ses auteurs de la haine et du mépris qui les suivirent peu après, lorsqu’ils se bannirent eux-mêmes de leur patrie, pour aller porter aux rois étrangers leurs projets de vengeance. Les députés des communes ne regardèrent ces résistances que comme un motif de prendre plus d’énergie, et leur assemblée proclama la résolution d’opérer seule la régénération de la France, si les deux autres corps continuaient à s’y opposer. Cet acte d’autorité força ceux-ci à changer de système. L’archevêque de Bordeaux fut un de ceux qui influa le plus dans son ordre, par le raisonnement et l’exemple, pour la réunion.

Dans la chambre de la noblesse, les apôtres de la réunion avaient toujours été les plus nombreux

  1. M. le duc d’Orléans et le duc de Penthièvre refusèrent de signer le mémoire.