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[1re Série, T. Ier ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Introduction.]

sieur fut le seul qui vota pour que le tiers état eût des représentants en nombre égal aux deux premiers ordres. Cette délibération, qui fit autant d’honneur à Monsieur que les opinions connues du comte d’Artois en faisaient peu à ce dernier, fut celle que le roi et son ministre adoptèrent.

Mais cette seconde assemblée des notables avait deux points essentiels à déterminer, savoir : dans quelles proportions territoriales ou de district on députerait, et comment voteraient les députés. Si on députait suivant l’ancien cadastre des élections, il s’ensuivait que de petits départements auraient une nombreuse représentation, tandis que des provinces riches et peuplées n’obtiendraient qu’un petit nombre de représentants. La justice était encore évidente ici ; mais l’évidence n’existe point pour les passions. Si on suivait l’ordre naturel de la population et de la propriété, la grande question de voter par ordre ou par tête semblait préjuguée ; et l’on sait combien le clergé et la noblesse tenaient au domaine aristocratique des priviléges. Ils crièrent que la France était perdue si on touchait à leurs droits ; que les formes antiques devaient être sacrées. Ils cabalèrent tant que M. Necker crut faire beaucoup que d’obtenir pour le peuple l’égalité de représentation, et de poser la base de la population pour règle de députation ; mais il n’osa pas trancher la dernière conséquence au sujet de la forme de voter. Cette arrière-question resta à décider aux États généraux eux-mêmes ; mais pendant que les notables et les Parlements travaillaient à étouffer, sous le poids de leur autorité, les réclamations universelles, à arrêter les vues bienfaisantes du roi et de son ministre, des écrivains philosophes remontaient aux principes des sociétés, démontraient que le véritable intérêt de l’État est nécessairement lié avec le bonheur de la nation, que les institutions sociales ne peuvent être utiles qu’autant qu’elles sont justes, et qu’elles ne peuvent être justes, si elles ne sont fondées sur les droits naturels et imprescriptibles de tous les hommes.

M. de Kersaint eut la gloire de ramener les principes du Gouvernement et de l’ordre politique aux lois éternelles de la raison, dans un ouvrage intitulé Bon sens, que les évêques, les conseillers et les marquis s’efforcèrent de proscrire.

Les Observations sur l’histoire de France, cette production que son vertueux auteur aimait avec prédilection, comme le dépôt des titres de la nation contre le despotisme des rois, des grands et des corps, ce testament (c’est ainsi que l’appelait l’abbé de Mably), dicté par le génie de la liberté en faveur de la France, était entre les mains de tous les citoyens.

MM. Target et Cerutti, dans deux ouvrages volumineux sur les droits du tiers état et la forme des États généraux, défendaient avec éloquence les droits du peuple français. M. Mounier dépouillait les anciennes archives des États généraux, et prouvait par l’autorité des faits et des exemples, ce qui était déjà démontré par les premières notions de la justice, la légalité de la double représentation, la nécessité de l’unité de l’assemblée et de la délibération par tête. M. d’Entraigues s’élevait avec force contre les abus de la noblesse héréditaire, le plus épouvantable fléau qui puisse frapper une nation libre, peignait en traits de feu les fureurs de la tyrannie, et nous faisait frémir, en nous présentant l’effroyable Louis XI, tout dégoûtant du sang français, armant la justice d’un poignard, habitant au Plessis-les-Tours, au-dessus des cachots où il enchaînait les victimes qu’il réservait à des tourments obscurs, vivant familièrement avec le bourreau qu’il appelait son ami et son compère, et mourant au milieu des remords, des frayeurs et des angoisses, voyant sous ses pieds le désespoir et les douleurs, autour de lui la trahison, la terreur, la haine, sur sa tête l’implacable colère du ciel.

Tous les cœurs bouillonnaient de la haine des tyrans et du désir d’une sage constitution ; le patriotisme se propageait avec les lumières, lorsque l’Essai sur les priviléges parut, ainsi que le livre intitulé : Qu’est-ce que le tiers état ? qui en est la suite et le complément ? Cette production porta le dernier coup à tous les genres de despotisme, et la Révolution fut consommée dans l’opinion publique[1].

Parmi les nombreux écrits publiés à cette époque, le plus influent, parce qu’il joignait aux armes de la raison celles de l’autorité et de l’ascendant d’un ministre en crédit, fut le rapport fait par M. Necker, au conseil du roi, sur les résultats des délibérations de la deuxième assemblée des notables, rapport dans lequel les raisons qui militaient en faveur de la double représentation du tiers état étaient développées avec une telle énergie qu’elles déterminèrent l’opinion du roi. La convocation des États généraux fut ainsi fixée dans cette forme, pour le 27 avril 1789.

Ce rapport au conseil fut un coup de foudre pour les privilégiés. Ils jurèrent dans ce moment la perte d’un ministre qui osait préférer à leurs prérogatives les droits du grand nombre, et prétendre que 24 millions d’hommes formaient le corps de la nation, et n’étaient pas moins citoyens que cent mille oisifs décorés.

Les États du Dauphiné inscrivirent ce rapport sur leurs registres comme un monument également honorable pour le prince et pour son ministre. Toutes les provinces méridionales réclamaient à leur exemple contre le système oppresseur de leur ancien gouvernement, et les trois

  1. On trouvera à la fin de cette Introduction une notice plus détaillée des principaux ouvrages qui parurent à cette époque.