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[1re Série, T. Ier ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Introduction.]

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rendu, c’est-à-dire 10 millions d’excédant, et 25 millions de capitaux éteints, M. de Calonne avait-il élevé le déficit, en trois ans et quatre mois, à 140 millions[1] ? Cela paraîtrait inconcevable, si l’on ne savait pas qu’indépendamment des charges de l’État, source primitive du déficit[2], le trésor royal était ouvert à toutes les fantaisies, accessible à toutes les intrigues.

Les dons, les pensions, les gratifications volèrent au-devant de tous les services réels ou supposés ; les dettes des princes furent liquidées ; on acquitta même des créances simulées. On faisait acheter au roi Rambouillet, et Saint-Gloud à la reine ; on engageait, on échangeait les domaines de la couronne. Jamais la cour n’avait été si brillante, ni le prince si magnifique ; jamais on n’avait vu tant d’activité dans la circulation ; le ministre se changeait en pluie d’or ; enfin il établissait une caisse d’amortissement pour éteindre la dette nationale : les emprunts se multipliaient en même temps, il est vrai, mais on annonçait dans de brillants préambules que le contrôleur général avait trouvé le secret de libérer le royaume ; qu’avant vingt ans la France aurait remboursé tous ses créanciers, et serait parvenue au plus haut degré de splendeur et de gloire. Tous les édits portant création de nouveaux emprunts ne manquaient pas de Je promettre. Les agioteurs, dont la malfaisante activité s’alimente de la multiplicité des effets publics, de l’accumulation et du discrédit des emprunts, chantaient la louange d’un ministre qui servait si bien leurs désirs.

Cependant la facilité des emprunts, qui tenait principalement à la confiance qu’avait inspirée M. Necker, ne fut plus la même lorsqu’on eut remarqué les dissipations de son successeur. Aussi les premiers emprunts de M. de Calonne ne rendant point ce qu’on avait attendu, il fallut en ouvrir de nouveaux à des conditions plus avantageuses pour le prêteur, jusqu’à ce que les engagements devinssent enfin si onéreux, qu’il n’y eût plus moyen de déguiser l’impossibilité de les remplir.

M. de Calonne, parvenu à cette extrémité, fit convoquer les notables ; il espéra imposer par l’audace, et séduire par les ressources de l’esprit ; mais on ne tarda pas à s’apercevoir que les hommes rassemblés s’électrisent puissamment, que la philosophie et la révolution d’Amérique avaient donné des prétentions nouvelles, et qu’il ne faut souvent qu’ouvrir une issue à l’énergie, pour qu’elle fasse une orageuse explosion. Les premiers moments de son ministère séduisirent par des promesses et par un instant d’aisance qui en imposa : c’était un songe flatteur ; mais le réveil en fut terrible. La convocation des notables fut un coup de foudre qui tira tout à coup la nation étonnée de cette incroyable sécurité. M. de Calonne voulut reculer, il n’était plus temps ; il voulut dissoudre l’assemblée par des lettres de cachet, mais rien ne pouvait plus surmonter l’opinion ; elle planait déjà sur la force exécutrice, et annonçait la puissance qui crée les lois, qui brise en un instant les entraves des antiques abus.

L’indignation publique fut égale à la surprise lorqu’on entendit annoncer un déficit de 10 millions. M. de Calonne, prévoyant, par la résistance des notables, qu’il aurait plus d’un assaut à livrer au Parlement, mina sourdement dans l’esprit du roi le faible garde des sceaux, qui lui donna bientôt lui-même occasion de l’attaquer ouvertement. Le contrôleur général ayant soutenu au grand comité des notables que le trésor royal n’était pas, au moment de la retraite de M. Necker, dans l’état d’opulence qu’il avait annoncé, le roi désira d’avoir sur ce fait le témoignage de M. Joly de Fleury, son successeur. Sa réponse ne se trouvant pas conforme aux vues et aux assertions de M. de Calonne, celui-ci jugea plus à propos de la supprimer que de la combattre : mais l’ex-ministre avait envoyé en même temps au garde des sceaux un double de la lettre qu’il avait adressée au contrôleur général. M. de Miromesnil en parla au roi. Une infidélité de cette nature devait décider de la perte de celui qui s’en était rendu coupable ; mais le rusé courtisan sut en tirer avantage : il attaqua vivement le chef de la justice, provoqua une rixe, et finit par en imposer au monarque. M. de Miromesnil eut tort, car il perdit sa place, mais il retrouva la paix et gagna l’estime publique, par la fermeté avec laquelle il soutint sa disgrâce ; il écrivit au roi une lettre noble et touchante, en lui renvoyant les lettres patentes par lesquelles il l’avait nommé chancelier.

Dès que la retraite de M. le garde des sceaux fut assurée, M. de Calonne proposa au roi M. de Lamoignon, comme l’homme le plus capable, dans des circonstances difficiles, de remplir les importantes fonctions de chef de la magistrature : son choix fut agréé. On avait congédié les notables pour se débarrasser de leur importune présence, mais ils semèrent dans les provinces la plainte et le soupçon.

S’il était facile de trouver un successeur à M. de Calonne, sous le rapport de la probité, il ne l’était pas de lui donner un successeur qui l’égalât en talents ; et l’archevêque de Toulouse surtout, auquel on n’attribua d’autre mérite que la pré-

  1. Taux auxquels les notables l’ont évalué.
  2. M. Mallet, premier commis des finances sous M. Desmarets, a démontré que, dans l’espace de deux siècles, on a mis forcément sur les peuples plus de 100 millions de levées nouvelles et perpétuelles, pour remplir les engagements de gages et de rentes auxquels a obligé la vénalité des charges, et qui étaient doublement onéreuses, puisqu’elles éloignaient les titulaires des spéculations utiles du commerce, par lesquelles leurs capitaux auraient pu être une source de richesses pour l’État, et les exemptaient de l’impôt.