Page:Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série, Tome I (2e éd).djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

[1re Série, T. Ier ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Introduction.]

p. 23

bien plus tranquille, bien moins tracassé par les cours souveraines ; il aurait pu faire entrer dans les nouveaux Parlements ceux des exilés qui auraient mieux aimé s’accommoder aux circonstances que de végéter dans leurs terres.

On accusa aussi le chancelier d’avoir laissé échapper un moment très-favorable au maintien des chambres qui lui devaient leur existence. Si, quand Louis XVI monta sur le trône, il avait demandé à ce jeune monarque la levée de toutes les lettres de cachet, tous les membres des Parlements qui, dans leur exil, formaient encore une compagnie formidable, ou qui avaient encore un grand parti dans la nation, seraient rentrés comme de simples particuliers dans le sein de leur famille. Isolés, sans titre et sans fonction, ils n’auraient osé s’assembler : n’étant plus malheureux, l’intérêt qu’on prenait à leur disgrâce aurait insensiblement diminué, on se serait accoutumé à les voir sans robe et sans fonction. Cette démarche était un coup de parti pour le chancelier ; son défaut de prudence entraîna sa chute : il fut envoyé dans ses terres.

Louis XVI remit d’abord ses finances dans les mains de Clugny, ancien intendant des colonies, administrateur borné, avare et intraitable ; celui-ci eut pour successeur M. Turgot, intendant du Limousin, connu par une administration pure, vivifiante et heureuse. Il déploya dans le ministère de la probité et des vues utiles ; mais il fallait s’exposer à déplaire pour opérer des réformes nécessaires : il déplut et se retira.

M. Necker, connu par son Éloge de Colbert et par son habileté dans la banque, fit entrevoir au vieux Maurepas la possibilité de créer du crédit et de se donner de l’aisance. Il fut nommé directeur général des finances. Ce nouveau ministre, découvert de toutes parts à l’envie, annonçant un système nouveau et un peu de stoïcisme, dut avoir des prôneurs enthousiastes et des détracteurs frénétiques. Ses censeurs lui reprochent d’avoir établi la ressource illusoire et désastreuse des emprunts ; d’avoir pris pour principes de son administration qu’il faut à un État un crédit pécuniaire, comme à un banquier, et de n’avoir pas vu que le banquier s’enrichit d’un crédit qu’il a l’art de faire valoir à son profit, que les emprunts actifs du banquier augmentent sa fortune, tandis que les emprunts passifs d’un gouvernement le ruinent. Ils disent qu’il a tout soumis aux capitalistes, qu’il a négligé l’agriculture. Ils l’accusent d’ambition ; et prenant pour juge la discussion ouverte entre lui et M. de Calonne, ils le taxent d’avoir trompé dans son Compte rendu[1].

À son avénement au trône, Louis XVI avait rendu un premier hommage à la justice et à l’opinion publique, en rappelant à leurs fonctions les anciens magistrats devenus chers à la France par les maux d’un long exil. Elle acquit un nouveau degré d’énergie, lorsqu’un ministre philosophe annonça le projet de préparer la nation au grand bienfait de la liberté, par l’établissement des administrations provinciales, et la suppression prochaine des intendants, de ces pachas créés par le visir Richelieu, qui s’engraissaient de la substance des peuples et les affaiblissaient par les corvées, les exactions, la misère et la faim pour les contenir dans l’obéissance. On se crut déjà libre, lorsque M. Necker, dissipant les nuages épais que l’impéritie et la rapacité de ses prédécesseurs avaient assemblés sur les finances, mit sous nos yeux l’état de la fortune publique, rendit compte des diverses branches des revenus du royaume, des frais, du mode de leur perception, et de l’emploi des contributions nationales.

À cette lumière imprévue, cette troupe de traitants qui s’abreuvaient dans l’ombre du sang des victimes humaines, frémit de rage. Favoris, ministres, courtisans, tous ces parasites qui cachaient dans une nuit profonde et leurs sourdes rapines, et leur nullité absolue ; ces prétendus hommes d’État, qui se flattaient d’être de grands intrigants, crièrent au sacrilége, et représentèrent la révélation des mystères du cabinet comme un attentat contre la majesté du trône. Ils se réunirent de concert contre un administrateur qui avait, quelle que fût son ambition particulière, su montrer l’énergie d’un citoyen. Il fut disgracié avec tous les honneurs du triomphe décerné par la reconnaissance publique.

Elle ne pouvait trop éclater : c’est le célèbre Compte rendu, dont l’idée absolument neuve dans un pays monarchique, a eu tant d’influence sur le crédit et sa durée, qui a réveillé les Français de leur long assoupissement ; c’est son mémoire sur les assemblées provinciales qui leur a communiqué la première étincelle de l’amour de la liberté. Ce projet n’était pas absolument nouveau : il avait été proposé à M. le duc de Choiseul qui le goûtait assez, mais les clameurs de la finance le forcèrent à l’abandonner.

Le plan de M. Necker présentait un moyen facile de soulager les peuples sans diminuer la recette du trésor royal ; de préparer la nation à la liberté politique, en l’accoutumant peu à peu à traiter elle-même ses propres intérêts ; de créer des hommes, en forçant les talents de se développer

  1. Il résulte du Compte rendu, qu’en 1781 les revenus de l’État excédaient de 10 millions les dépenses fixes ; mais, comme il existait à la mort de Louis XV un vide de 25 millions entre la recette et la dépense, il faudrait donc que M. Neker eût remboursé, malgré la guerre, par ses seules économies et l’extension des revenus fiscaux, le capital de ces 25 millions de déficit ; ce qui, joint aux 10 millions d’excédant qu’il annonce, donnerait une augmentation de 35 millions de revenus. Cela paraît difficile : M. de Calonne prétend au contraire qu’il existait, en 1781, un déficit considérable.