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Ce n’est pas sans quelque regret que nous offrons d’abord à nos lecteurs le tableau des calamités passées, et que nous nous trouvons forcés de mêler des souvenirs affligeants à l’espérance flatteuse qui va luire sur notre patrie. Mais pouvait-on parler de sa régénération sans parler de sa disgrâce ! Tacite ne peignait-il pas à grands traits et en couleurs d’une horrible vérité les règnes de Tibère et de Néron, pour s’empresser de faire passer son lecteur effrayé aux règnes fortunés de Trajan et de Marc-Aurèle, par le tableau sanglant de la tyrannie, et le préparer à apprécier les jouissances de quelque simulacre de liberté ? On verra comment la tyrannie détruisit par ses excès les deux bases de son pouvoir, les impôts et l’armée, en épuisant par ses profusions insensées les sources du trésor public, et en avilissant et mécontentant les troupes par des commissions honteuses et cruelles. La liberté nous en deviendra plus chère quand nous considérerons à travers combien d’opprobres, de vexations et de périls nous avons échappé au fléau dévorant de la puissance arbitraire ; un malheur passé ne rend-il pas plus vif encore le sentiment du bonheur présent. C’est ainsi que le sage Alibée, parvenu du sein de l’esclavage au pouvoir du trône que lui méritèrent ses vertus, conservait dans un coffre enrichi d’or les marques de son premier état.

« Que penseriez-vous, disait M. Servan dans son discours sur les États généraux, d’un homme qui s’épouvanterait de se voir couvrir de pustules après avoir reçu l’inoculation pour garantir sa vie même ? » Cette pensée s’applique à la plupart des plaintes et des mécontentements qu’on entend s’exhaler parmi les hommes à la fin d’une révolution nécessaire. La servitude avait accumulé dans le corps social des humeurs corrompues ; les palliatifs même de nos empiriques s’étaient convertis en poisons ; nous avons embrassé la liberté comme la seule ressource d’une organisation prête à se détruire ; et nous nous étonnons que cette liberté ait produit une fermentation générale, qu’elle ait été accompagnée d’inquiétudes, qu’elle ait eu ses éruptions, sa fièvre et ses délires !

Les troubles et les malheurs de la Révolution eurent en grande partie leur cause dans l’ignorance du peuple, entretenue par le despotisme, sa crédulité fomentée par l’habitude de la superstition : de là naquit ce penchant universel à croire, à exagérer les nouvelles sinistres qui se manifestent dans les temps de calamité. Il semble que la logique ne consiste plus à calculer les degrés de probabilité, mais à prêter de la vraisemblance aux rumeurs les plus vagues, sitôt qu’elles annoncent des attentats, et agitent l’imagination par de sombres terreurs. Un peuple dans cet état d’exaltation ressemble aux enfants de qui les contes les plus effrayants sont toujours le mieux écoutés. Aussi les ennemis de la liberté surent-ils avec art, dans les commencements de la Révolution, se prévaloir de cette disposition pour l’excéder par de fausses alarmes, et l’endormir ensuite dans une sécurité funeste.

Des villes, des provinces ont été remplies de terreurs paniques ; les citadins, les laboureurs, ont quitté leurs travaux pour courir aux armes. Dès les premiers mois de l’année 1789, on vit des bandes de brigands se répandre dans les campagnes, faucher les blés avant leur maturité, et faire refluer dans les villes les habitants des villages pour répandre partout la terreur et le désordre. Tel fut le commencement des troubles qui, visiblement excités alors par des mains étrangères, s’accrurent ensuite, et ensanglantèrent partout la France. Quel qu’ait été longtemps notre dédain pour la politique inquiète qui gouvernait l’Angleterre, et dont la tracasserie de notre cabinet des affaires étrangères lui a, malheureusement pour nous, donné l’exemple, on n’a pu douter depuis de l’intention abominable de notre ministère. On s’est convaincu que, quelle que fût sur les troubles l’influence des ambitions intestines, lui seul fut toujours la cause première des malheurs du continent ; et lui-même a été forcé d’avouer le prix énorme que lui a coûté ce triste honneur 1 Ne lui prouvera-t-on pas enfin que les peuples libres, et il en existera malgré lui, ont encore plus d’intérêt à s’unir pour le maintien de leur indépendance, que les despotes n’en ont à guerroyer pour leur domination ? Cette croisade est sans doute préparée dans les destinées.

Si la liberté des peuples se fonde sur les principes du droit naturel, il est pour les nations entr