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maximes diverses, nourris dans différents états, livrés à des occupations variées, qui n’aient de commun entre eux que la raison humaine : que verrez-vous ? Les principes opposés qu’ils apportent chacun de leur côté commenceront par se heurter avec quelque violence ; mais en se rapprochant, en se mêlant ensemble, ils vont se modifier l’un par l’autre, s’adoucir par le frottement ; ils transigeront en quelque sorte ; les préjugés se déposeront, pour ainsi dire, dans le courant de leur conférence ; la justice et la raison seules régneront à la fin, et la question qu’ils agitent finira par se résoudre selon les plus pures maximes de la morale universelle. Ainsi, en rapprochant les députés des différentes provinces, les représentants des différents ordres dans l’Assemblée nationale, en les mettant ensemble, en mêlant leurs préjugés, en tempérant ainsi, par la sociabilité qui nous distingue, la roideur de l’esprit de parti, on peut être sûr, on a du moins, dans ce système seul, l’espoir fondé d’obtenir une délibération dictée par l’intérêt public.

Ces principes d’ordre public seront partout les résultats de la suppression des priviléges qui substituent l’orgueil de la vertu à celui de la naissance, l’émulation d’être utile au coupable honneur de rester oisif. Aussi le ciel, dit un de nos philosophes, semble-t-il n’avoir permis qu’il existât des républiques sur la terre que pour donner aux vertus une patrie digne d’elle, comme il permit la tyrannie pour punir les hommes de leur avilissement. Aussi Sidney observe-t-il que les républiques furent de tout temps plus heureuses et plus riches que les monarchies fondées sur les priviléges, parce qu’on n’y connaît point cette ridicule et coupable vanité qui arrache des bras au commerce et les plus grosses fortunes à l’impôt.

Que ceux dont l’orgueil s’alimentait de la flétrissure de ces distinctions cessent donc enfin de regretter ces vains hochets d’une superstition qui n’est plus ; et s’ils veulent être heureux, au heu de se livrer à d’inutiles regrets, à de sanguinaires fureurs, qu’ils suivent ces conseils que leur avait donné d’avance le philosophe de Genève, dans un article de l’Emile, où il a si bien su prédire la révolution qui devait s’opérer :

« Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est aussi impossible de prévoir que de prévenir celles qui peuvent menacer vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. Ces coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempts ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et tout État qui brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime ; mais il n’est pas à propos de les dire, et chacun ne le voit que trop. Qui peut vous répondre ce que vous deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire ; il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc dans la bassesse ce satrape que vous n’avez élevé que pour la grandeur ? Que fera dans la pauvreté ce publicain qui ne sait vivre que d’or ? Que fera, dépourvu de tout, ce fastueux imbécile qui ne sait point user de lui-même, et ne met son être que dans ce qui est étranger à lui ? Heureux celui qui sait quitter alors l’état qui le quitte, et rester homme en dépit du sort ! Qu’on loue tant qu’on voudra ce roi vaincu, qui veut s’enterrer en furieux sous les débris de son trône ; moi je le méprise ; je vois qu’il n’existe que par sa couronne, et qu’il n’est rien du tout s’il n’est roi ; mais celui qui la perd et s’en passe est alors au-dessus d’elle, du rang de roi, qu’un lâche, un méchant, un fou peut remplir comme un autre ; il monte à l’état d’homme que si peu d’hommes savent remplir. Alors il triomphe de la fortune, il la brave, il ne doit rien qu’à lui seul ; et quand il ne lui reste à montrer que lui, il n’est point nul, il est quelque chose. Oui, j’aime mieux cent fois le roi de Syracuse, maître d’école à Corinthe, et le roi de Macédoine, greffier à Rome, qu’un malheureux Tarquin, ne sachant que devenir s’il ne règne pas ; que l’héritier et le fils d’un roi, jouet de quiconque ose insulter à sa misère, errant de cour en cour, cherchant partout des secours, et trouvant partout des affronts, faute de savoir faire autre chose qu’un métier qui n’est plus en son pouvoir. »