Page:Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série, Tome I (2e éd).djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient déjà retenti en sa faveur dans les deux premiers ordres, fut donc pour les partisans de la liberté un triomphe d’autant plus complet, qu’honorés et encouragés par cette assurance d’une prochaine suprématie, il rallia à leurs réclamations tous les hommes jusqu’alors faibles et indécis. L’orgueil et l’enthousiasme de la victoire les animaient à de nouveaux combats, le succès leur donna de nombreux auxiliaires, et le premier changement apporté à l’ancienne forme des États fut bientôt le signal d’une révolution plus importante. Du droit de contrebalancer les deux premiers ordres, ils passèrent à la prétention de les vaincre, et de celle-ci bientôt encore à celle de les détruire ; en effet, une fois que les esprits eurent été appelés à discuter les rapports à établir entre le nombre des députés des ordres et celui des commettants, il était difficile que la question, ainsi ramenée à ses calculs simples et élémentaires, n’eût pour résultat qu’une fixation arbitraire.

Le problème devenait mathématique ; une simple équation allait suffire pour en comparer les termes ; et comme, dans le calcul des chiffres, des résultats différents peuvent être représentés par des caractères égaux en quantité, mais distincts par leur valeur, les députés du tiers ne tardèrent pas à sentir qu’ils devaient avoir en force et en droits ce qu’on ne pouvait leur donner en nombre : c’est d’après ce principe que, sans consulter les ordres privilégiés, se bornant à lire dans leurs pouvoirs le droit de représenter à eux seuls les cent dix-neuf cent vingtièmes de la nation, ils se constituèrent en Assemblée nationale.

Cet acte fut le coup de mort porté au despotisme ; il n’avait pu résister au principe qui le légitimait ; il ne put en éviter les conséquences ; il n’exhala plus que les fureurs de l’agonie. Les pouvoirs, qu’il avait usurpés, rentrèrent dans les corps qui représentaient la nation ; avec le droit de faire des lois, il remit à cette assemblée toute la force du gouvernement ; et celle-ci, réunissant la force du gouvernement à celle de l’opinion, n’eut besoin, pour consommer la plus étonnante des révolutions, que de proclamer des décrets.

Comme les intérêts et les idées des hommes changent avec les positions, celui qui devient le maître de créer les positions est, par cela même, le suprême arbitre de nos volontés, d’autant plus puissant qu’il ne vous contraint pas, qu’il ne vous fait agir qu’en vous faisant vouloir. C’est de notre liberté qu’il se sert comme d’un instrument infaillible ; en disposant, il produit ; en prévoyant, il opère. C’est ainsi que l’Assemblée nationale, créant les circonstances dont elle avait besoin, mouvant au gré de ses volontés le levier de l’opinion, parlant à la raison publique, à l’intérêt de tous, faisant servir le gouvernement même dont elle dirigerait les ressorts à sa propre destruction, fit concourir au succès des grands changements qu’elle avait médités toutes les forces de la nation, et les résistances même de ses ennemis.

Il y a des matières sur lesquelles on dirait que la raison est une folie, que l’évidence est une chimère, que le bon sens est un délire : ce sont les matières du droit public ; dans cette carrière, il faut, dit-on, faire ce qu’on a fait, dire ce qu’on a dit, défendre aux lumières de faire aucun progrès, à l’attention de remarquer les erreurs, aux mœurs de se perfectionner, aux circonstances de changer, aux hommes d’essayer modestement d’être sages ; toute innovation est un crime, tout mouvement une révolte, toute critique un blasphème : ainsi entendait-on parler à la cour, dans les Parlements et jusque dans le sein de l’Assemblée, ces hommes dont la science, puisée dans les faits, ne change qu’avec les siècles ; sophistes quelquefois spécieux, toujours opiniâtres, il y a dans le mal même, disaient-ils, lorsqu’il est l’ouvrage du temps, une sorte d’harmonie qui soutient l’édifice, et qui ne se retrouve pas toujours dans le bien, lorsqu’il est subitement l’ouvrage des hommes. Incapables, dans leurs vues étroites, d’assurer ou de concevoir le succès d’un plan complet de régénération, tout ce qui était mal, prétendaient-ils, n’en devait pas moins rester tel, dans l’incertitude de faire mieux. Les préjugés de ceux-là n’étaient pas les seuls que l’Assemblée eût à vaincre. L’esprit de réformation avait aussi ses excès et son intempérance. Dans toutes les révolutions, il est des hommes exaltés qui cherchent à s’emparer, pour leur folie, des changements qui ne devraient être faits qu’au profit de la raison, qui ont un intérêt à décrier l’érudition, et qui, vains de leurs vaines pensées, voudraient