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soupçons, aux interprétations, un mécontentement à laisser percer. Personne n’ose compter les victimes ; mais est-ce à dire qu’il n’y en ait pas ? Pèse-t-on ces larmes silencieuses, ces douleurs muettes, ces calamités ignorées dont les ravages sont d’autant plus terribles que rien ne les arrête ? Tient-on registre des assassinats judiciaires, des vengeances secrètes, des spoliations, des meurtres clandestins, des victimes dévouées aux tourments des prisons d’État ? La paix publique semble exister ; vaine illusion ! Dans une multitude de lieux à la fois, des milliers d’individus isolés éprouvent dans l’intérieur de leurs maisons, dans leurs relations avec des hommes plus puissants qu’eux, tout ce que la guerre civile a de plus horrible. Ce silence, qui vous trompe, est celui de la terreur ; rapprochez par l’imagination tous ces êtres malheureux, tous ces esclavages opprimés, donnez à tous les murmures sourds, à tous les désespoirs concentrés, la voix qui leur manque, et dites, si vous l’osez, que le despotisme est un état de paix !

« Le tableau des pays libres est bien différent : point de voiles mystérieux qui couvrent les iniquités de l’administration, tout est connu ; et l’on se fait presque honneur d’un esprit chagrin. Ce mécontentement apparent, qui n’est pas le malheur, est un des caractères de la liberté ; l’homme libre semble désirer toujours une perfection, qu’on n’atteint jamais. Il est, en matière de gouvernement, un sybarite blessé par des feuilles de rose. On n’attend pas les maux réels pour se plaindre, mais on s’étudie à prévoir. Une opinion fait un schisme, et tout homme, doué de grands talents, peut devenir chef d’un système ; mais tous se contiennent les uns par les autres ; tous finissent par fléchir devant la loi, qui est égale pour tous.

« Les gouvernements despotiques ont cru qu’en empêchant les mécontentements de se montrer par des actes légaux, ils les empêcheraient aussi de se manifester par une multitude de manières illégales et dangereuses. Ils sont souvent victimes de cette erreur, et font naître des révolutions, dont ils faut attribuer à eux seuls les excès. Le peuple, dans ces gouvernements, est tantôt rampant, tantôt furieux. La modération et la raison n’appartiennent qu’au régime de la liberté !

« Pourquoi encore, sous le despotisme, toutes les parties de l’administration offrent-elles si peu d’hommes capables d’en tenir les rênes ? C’est qu’on a la triste habitude de ne choisir que des gens de la cour, et que les cours des rois sont le lien de l’espèce humaine ; c’est là que la naissance et la fortune ne servent qu’à assurer l’impunité ; que l’amour et la nécessité de l’argent ont avili les âmes. On y est témoin non de faiblesses, mais de bassesses ; non d’imprudences, mais de crimes ; non de légèretés, mais d’immoralités ; on y vend l’honneur, le rang, les places, les femmes, le crédit, avec une impudence révoltante ; on emprunte ce qu’on ne payera point ; on ne paye que ce qui peut rapporter ; le mensonge, la calomnie, les suppositions, l’aliénation des esprits, le trouble dans les familles, sont les moyens usuels qu’on ne prend pas même la peine de dissimuler.

« De là vient que notre nation fut accusée de n’avoir point de caractère. Il semble qu’il soit de l’essence des peuples qui manquent de constitution de manquer aussi de caractère national ; c’est que les principes de son administration changent comme les hommes qui le dirigent ; c’est que les individus, appartenant à un ordre de choses infiniment mobile, doivent infailliblement s’arranger pour cet ordre de choses ; c’est que, dès lors, à l’exception d’un bien petit nombre, tous, afin d’être mieux, doivent se composer une manière d’être qui se prête à tout ; tous doivent s’organiser de façon à ce qu’aucune circonstance ne les blesse, c’est-à-dire, se donner une organisation sans muscles, si on me permet cette expression, qui s’assouplisse sous toutes les mains, et se compose sans efforts pour toutes les formes qu’on veut lui faire prendre.

« Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre, dit un de nos historiens : quand des principes fixes existeront dans l’administration, il en existera dans l’esprit et le caractère des citoyens ; et le patriotisme revivra dans les cœurs quand il sera utile d’être patriote. On aimera la liberté quand l’état de l’homme libre sera devenu pour tous un objet d’honneur et d’envie. »

L’avantage qu’obtint le tiers état d’avoir au sein des États généraux une double représentation qui lui donnait les moyens d’y exercer la prééminence, avec le secours du petit nombre de voix qui