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jeté l’État, et parurent justement étonnés d’exister encore au milieu de tant de principes de destruction dont la tyrannie les avait environnés ; comme ce ministre d’un Sophi, qui ne sortait jamais de l’appartement de son maître sans porter ses mains à sa tête, pour voir si elle tenait encore à ses épaules.

L’homme libre n’a point la tête courbée vers la terre ; son regard est assuré, sa démarche est fière, aucun de ses mouvements n’annonce la crainte ; plein de confiance en ses propres forces, il ne voit personne autour de lui qu’il doive redouter, et devant qui il ait besoin de s’humilier ; sa joie est pure, elle est franche ; ses affections sont douces et bonnes ; ces sentiments de l’âme donnent à son corps le plus parfait développement, les plus belles proportions. Cette vérité que la moindre réflexion démontre, que l’expérience des anciens peuples a prouvée, n’est en général pas assez sentie. Combien la contrainte de l’esclavage, combien les idées tristes et fâcheuses du malheur n’attaquent-elles pas notre tempérament, et ne font-elles pas de ravages sur notre conformation extérieure ! La moindre révolution morale n’occasionne-t-elle pas un bouleversement physique ? Comparez un enfant péniblement retenu dans une attitude gênante, forcé de fixer ses regards sur un livre qu’il déchirerait en morceaux s’il en avait le pouvoir, avec celui qui, du même âge, joue, s’amuse en pleine liberté, va, vient à son gré, boit et mange quand il lui plaît ; ce dernier ne sera-t-il pas infiniment plus agile et plus robuste ? Cette différence entre deux individus est la même entre deux peuples. Je suppose ces deux peuples sous le même climat, l’un libre, l’autre esclave ; les hommes de la nation libre seront au physique plus grands, plus beaux, plus courageux ; au moral, ils seront plus vertueux et meilleurs.

L’homme libre serait-il méchant ? Il est heureux ; ses biens, son honneur, sa vie sont en sûreté ; il ne voit autour de lui que des égaux qui sont dans l’impuissance de lui nuire. L’homme n’est pas méchant : c’est l’oppression, c’est l’esclavage qui le rendent fourbe, menteur et cruel, qui le dépravent. Environné de gens qu’il doit craindre, il les flatte et les trompe. Gêné dans ses moindres actions, il se cache et dissimule ; pressé de toutes parts par mille intérêts particuliers dirigés contre le sien, il s’irrite, il s’offense, il attaque à son tour. Livré à des guerres perpétuelles, il vit dans une agitation douloureuse, sans jamais trouver le repos. Les lois qui devaient protéger sa personne le laissent à la merci de l’homme puissant ; il se plaint de son sort, il se livre au désespoir, et se porte à tous les excès. Comment voulez-vous qu’il soit bon, lorsque tout l’entraîne au vice et au crime ? Rendez-le libre si vous voulez son bonheur et celui de la société : plus on approfondira cette vérité, plus on la suivra dans ses développements, et plus elle paraîtra frappante.

Comme le sentiment de l’égalité répand un baume salutaire sur notre existence ! Voyez ces hommes réunis en troupe pour se livrer aux travaux les plus pénibles ; ils sont tous gais et joyeux ; à peine cependant ils ont leur subsistance ; mais leur sort est commun ; dès lors il paraît doux. Isolez ces hommes, donnez-leur les mêmes occupations, placez-les auprès de la demeure du riche oisif et fastueux ; vous les verrez bientôt tristes et abattus. La comparaison douloureuse de leur misère avec l’opulence dont ils sont témoins portera la consternation dans les cœurs.

L’égalité est donc le principe le plus fécond, le plus salutaire dans ses conséquences ; il s’étend à tout, il est la source des bonnes lois, de la prospérité des nations, de la paix et de l’harmonie entre les citoyens.

« Les pays gouvernés despotiquement, dit Mirabeau, présentent de loin, à la vérité, une surface assez calme. Le souverain veut, il parle, il est obéi ; il en résulte un ordre apparent, une tranquillité extérieure qui séduit au premier coup d’œil. Les révolutions de ces gouvernements sont cependant fréquentes, mais soudaines ; la cour en est le théâtre, et le peuple y intervient rarement : le lendemain tout est rentré dans le premier état, autre raison pour des spectateurs superficiels de penser que, dans ces contrées serviles, la paix est un dédommagement de la liberté. Mais combien ces apparences sont trompeuses ! Sous le despotisme, on n’écrit point, on communique peu, on ne s’informe pas du sort de son voisin ; on craint d’avoir une plainte à faire, une tristesse à livrer aux