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libre la prééminence dans une assemblée patriotique, ils augmentèrent le mécontentement, donnèrent aux communes des auxiliaires dans la classe des nobles, et provoquèrent par cela même des prétentions plus étendues.

Le ministère commit une autre faute. Après avoir cherché à détruire les abus du régime des intendances, en établissant, pour maintenir son ouvrage, des administrations paternelles dans plusieurs provinces, il laissa subsister celles opprimées par les États, ces anciennes corporations qui avaient perdu toutes les formes représentatives, et étaient devenues l’aristocratie de quelques familles.

Il était des provinces où les peuples toléraient encore cette forme d’administration, à la vérité préférable sous quelques rapports aux intendances ; il en était d’autres où depuis longtemps elle paraissait plus onéreuse qu’utile : pourquoi n’avoir pas fait participer au moins ces dernières aux bienfaits qui paraissaient devoir résulter des nouvelles assemblées provinciales ? Comment n’avoir pas au moins imaginé un moyen aussi simple que légal de savoir si les peuples des provinces régies par les États voulaient conserver cette ancienne administrations, ou adopter la nouvelle ? Ce qu’on ne leur permit pas de faire, plusieurs le tentèrent de leur propre mouvement. Des assemblées se formèrent à cet effet dans les grandes villes, et elles favorisèrent le développement de l’esprit public beaucoup au delà des craintes qu’on avait pu concevoir.

L’observateur qui jetait ses regards dans l’avenir voyait avec une secrète joie combien un seul homme avait pu subitement porter de changements dans les idées, avec quelle facilité il ressuscita le courage abattu, rappela l’espérance fugitive : tel fut l’effet des mémoires de M. de Calonne. Une révolution subite se fit dans les esprits ; tous le monde se mit à discuter les affaires publiques, lorsque naguère chacun semblait y être étranger.

Comparons en effet l’état précédent de la France et celui auquel elle s’éleva tout à coup à cette époque importante. Le premier était l’image fidèle de ce que sont encore tous les États despotiques. Dans les campagnes on laboure, on souffre, on gémit, et l’on se tait. Dans la province peu de voix sont assez fortes pour se faire entendre ; dans la capitale les grands intriguent, les riches s’amusent, les financiers spéculent, les académiciens font de l’esprit ; tout le monde cherche, s’agite, se tourmente ; les uns tombent, et entraînent leurs amis dans leur chute, les autres s’élèvent et vendent l’espérance. Il est un très-petit nombre d’hommes au-dessus des passions, des vains désirs, des besoins imaginaires qui contemplent du fond de leur solitude la corruption de l’état social, les malheurs de la condition humaine, les erreurs des gouvernements, les fautes des rois ; frappés de tant de maux, ils s’épuisent en méditations, trouvent ou croient avoir trouvé des remèdes ; ils les offrent. N’y a-t-il pas de la démence à les poursuivre, à les précipiter dans des cachots, parce qu’ils ont voulu être utiles ? N’y-a-t-il pas de la barbarie à prendre leurs plaintes pour des cris séditieux ? Et n’est-ce pas une dérision insultante que de punir ceux qui s’informent pourquoi on prend leur argent ? Les gens de lettres de tous les pays ne savent pas assez ce qu’ils peuvent, si, au lieu de se rassembler pour chercher des mots, pour faire des vers et des éloges, ils se coalitionnent jamais en faveur de la raison, de la vertu, s’ils donnent au courage ce qu’ils prodiguent à l’esprit, le règne des méchants est passé, la terre leur sera enlevée.

C’est ce qu’ils firent en France. La multitude d’écrits dont les partisans et les ennemis de l’administration inondèrent le public, les recherches qui en résultèrent sur les principes et l’essence de notre gouvernement, éclairèrent tout à coup les citoyens de toutes les classes sur leurs droits et sur les devoirs du monarque : ils apprirent avec une secrète fierté que le prince était fait pour le peuple, et non le peuple pour le prince ; que le plus puissant des rois et le dernier de ses sujets sont égaux par leur nature ; et que, dans le parallèle, l’avantage se trouverait rarement du côté du souverain. Ils apprirent ce que disait un Perse, prisonnier de guerre, à un Lacédémonien qui lui reprochait la lâcheté de sa nation : « Elle est, lui disait-il, le fruit de notre esclavage ; si, comme vous, nous n’avions d’autres maîtres que nous-mêmes, si nous ne combattions que pour nos propres intérêts, comme vous, nous serions invincibles. » Ils frémirent à l’aspect du précipice où le despotisme avait