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bres qu’on ne pouvait nommer sans faire une satire ! Et si l’on veut juger leur pouvoir, qu’on se rappelle Louis XIV, s’y présentant en bottes et en éperons, un fouet à la main, pour y faire enregistrer sa volonté suprême, à la suite d’une partie de chasse.

C’était dans le sein du désordre qu’il fallait trouver des ressources nouvelles : le revenu public ne pouvait s’accroître que de la destruction des abus particuliers ; c’était faire jaillir une source de prospérité, du principe même des malheurs.

Mais comment devait se conduire l’administrateur forcé de découvrir à la France sa véritable situation, l’administrateur qu’un devoir impérieux obligeait de frapper sur les privilégiés, et d’anéantir les exemptions qui les enrichissaient ?

Il était facile de prévoir qu’attaquer à la fois tous les corps les plus puissants, c’était se susciter d’innombrables ennemis, c’était les provoquer en même temps aux pieds du trône et aux pieds des autels !

Servir le peuple aux dépens des grands, c’était s’exposer à se trouver isolé pendant un siècle. Souvent le peuple, aveuglé par ses préjugés, ne retrouve sa voix, pour bénir son bienfaiteur, que lorsqu’il est descendu dans la nuit du tombeau ; ce peuple, abusé par ceux mêmes qui lui nuisent, se réunit momentanément à eux contre le ministre qui le sert. Encore s’il était assuré d’achever son ouvrage ! Mais la haine active et implacable des corps qu’il attaque peut lui ravir et sa gloire et sa place. Est-il disgracié ? alors, au sein des mécontentements et des troubles qu’on lui impute, et au milieu d’établissements divers qu’il laisse imparfaits, il n’est, aux yeux du philosophe, qu’un exemple malheureux des vicissitudes humaines ; aux yeux du clergé, qu’il a osé braver, c’est un ministre justement sacrifié ; aux yeux de la noblesse, c’est un ministre victime de son imprudence ; aux yeux du peuple, c’est l’auteur bientôt oublié d’un projet que son exécution met au rang des chimères.

Annoncer la crise de l’État dans un édit de réformation, envoyé simplement aux cours parlementaires, c’eût été rendre le mal incurable, c’eût été ouvrir la porte aux réclamations de tous les genres, c’eût été différer le moment de la destruction des abus ; et en retarder l’instant, était le moyen de les enraciner davantage. Il s’agissait de régénérer la nation ; il fallait rappeler ces anciennes institutions qui avaient entouré son enfance, qui avaient embelli sa jeunesse dans les temps les plus orageux ; il fallait lui rendre toute son énergie, en lui rendant les formes primitives et chères de son antique existence ; il fallait ranimer son cœur par de si précieux souvenirs, et lui faire retrouver ses vertus, en lui rappelant que ce fut dans les assemblées vénérables du champ de mars que la nation, se pénétrant à l’envi et d’émulation et de zèle, dévoua constamment et sans réserve son existence et sa fortune à la prospérité de l’État.

Pour anéantir d’antiques abus, il fallait recourir aux moyens respectés et chéris qui en avaient anéanti jadis de si pernicieux ; on voulut donc réunir, sous les yeux du monarque, des notables de tous les ordres de la nation, et le montrer à son peuple au milieu de cette auguste assemblée.

Il était à craindre que les corps mêmes qui devaient la composer se soulevassent, à l’aspect des sacrifices que l’État allait exiger d’eux ; mais parmi ces corps divers, il en était qu’on pouvait ramener et convaincre ; il en était dont on ne pouvait pas craindre d’exciter l’implacable ressentiment ; c’était un motif de les réunir : le roi allait connaître les citoyens fidèles, et l’État ses vrais ennemis. Une démarche aussi éclatante devait laisser d’éternels souvenirs, qui survivraient au ministre, quelle que fût sa destinée ; et dans ses réminiscences ineffables, il pouvait voir le gage assuré d’un bien à venir que la haine la plus animée, que la vengeance la plus obstinée ne pouvaient étouffer.

La faiblesse est amie des ténèbres ; l’obscurité, le mystère accompagnent et couvrent les pas de celui qui veut tromper ; c’est à la clarté du soleil que se montre la vérité ; et qui veut parler son langage, qui veut trouver en elle seule ses moyens et ses ressources, ne saurait s’entourer de trop de surveillants : sous ce rapport, la convocation de la première assemblée des notables fut un