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Les richesses corrompirent la Grèce, et amenèrent la décadence de Rome : en France, la vénalité et le fisc eurent bientôt consommé l’avilissement du gouvernement et banni de son sein toute décence.

Il nous semble bien vil, ce sénat romain, qui décerne à l’affranchi Pallas la préture, avec 450 mille grands sesterces, et qui, sur le refus que fit cet ancien esclave, riche de plus de sept millions, de la somme qui lui était offerte, le compare aux Fabricius, et consacre à son désintéressement un monument avec une inscription adulatrice. Mais, de nos jours, ne vit-on pas une municipalité de Paris faire bâtir et magnifiquement meubler un hôtel qui lui coûta plus d’un million pour en gratifier un ministre complaisant, M. de Saint-Florentin, aux dépens des citoyens, surchargés d’impôts pour subvenir à ces prodigalités ?

Le luxe, une fois introduit dans la cour par la facilité que lui donnaient les traitants de pressurer les peuples, ne tarda pas à se répandre dans la capitale et dans les provinces ; partout il créa les fausses jouissances, les dédains orgueilleux, les maux de l’envie, de la cupidité, de l’oisiveté et les haines, nous rendit tributaires de l’industrie étrangère, nous fit inutilement consommer dans l’intérieur les produits de la nôtre, nous fit mépriser l’agriculture et les arts utiles, porta la désolation dans les familles, le trouble dans l’union conjugale, la corruption générale dans les mœurs ; et comme il s’alimentait de l’oppression fiscale, insatiable de jouissances, il ne tendit qu’à l’accroître.

Le faste des princes n’était pas une moindre source de malheurs et de déprédations. Lorsque le père de Louis XVI fit voir à ses enfants, avant de mourir, les registres où étaient consignées les naissances de Versailles, il leur donna une sublime mais inutile leçon. Exempts de devoirs envers la société, des millions de revenus ne leur suffisaient pas ; il leur fallait par supplément des millions de dettes que payait l’État, et dont les créanciers, malheureux artisans, attendaient avec désespoir et sans oser se plaindre, le tardif acquit ; établissant une sorte d’impôt jusque sur la perversité des ministres, s’ils ne puisaient dans le trésor public en maîtres, ils y pompaient en vampires mystérieux et impunis.

Toute la société souffrait de la révoltante pullulation d’anoblis que l’on voyait se pavaner au sortir de leur rôture, comme le papillon naissant, avant de devenir habitant de l’air, frétille sur sa dépouille d’insecte. Quoique le parchemin, que nos princes leur donnaient au prix de 60 ou 120 000 livres, ne fût guère qu’un permis vendu à la vanité d’être impudente et méprisée, le nombre de ces déserteurs de la caste commune était prodigieux. À n’en compter que cent par chaque année, c’était, en cinquante ans, cinq mille familles privilégiées pour l’impôt ; le peuple, outragé par des anoblis, traînait avec son lourd fardeau celui qu’ils avaient laissé au-dessous d’eux.

Ils se faisaient un mérite du privilége exclusif de commander dans les camps : qu’y portaient-ils ! leur inexpérience, et l’orgueil, qui en doublait les dangers, les intrigues de cour, les jalousies, les basses ambitions, auxquelles ils sacrifiaient l’honneur de nos armées, les manières insultantes, qui portaient le découragement dans l’àme des vieux guerriers, le droit de s’arroger leur gloire, en ne faisant remplir que de leurs noms de fastidieuses gazettes, la corruption qui souvent livrait à nos ennemis le fruit des plus brillantes victoires, la lâcheté couverte des décorations de la valeur obtenues dans les boudoirs, et qui leur faisait répandre des flots de sang pour mettre à couvert leur précieuse existence ; enfin, avaient-ils à se faire un mérite au sein de la paix d’un système qui ne tendait qu’à consolider leur tyrannie et l’avilissement de la nation, en mettant dans leurs mains tout le pouvoir de la force armée ?

Le despotisme des lettres de cachet ne fut pas moins terrible ; on en comptait près de 200 000 délivrées sous le long ministère de Lavrillière, au profit de toutes les haines et des ambitions les plus subalternes. Quand personne n’est à sa place, le désordre ne doit-il pas régner partout ? Et le désordre est la boîte de Pandore ; il en sort tous les maux à la fois.

En vain eût-on compté sur les Parlements pour les réprimer. N’avaient-ils pas eux-mêmes concouru à précipiter la dégénération de l’État ? Pour un Robert de Saint-Vincent, combien de mem-