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la monarchie, abaisser l’orgueil de la naissance, des rangs et de la fortune devant la dignité de l’homme, réintégrer tous les membres de la confédération dans la jouissance des droits du citoyen, sans attaquer les propriétés légitimes, donner un esprit public à une immense multitude divisée en une foule d’associations animées chacune d’un génie particulier, anéantir l’esprit de corps, réunir cette légion d’intérêts divers qui se croisent en tous sens, et se combattent sans cesse, en un seul intérêt, celui de la nation entière ; il fallait enfin donner des mœurs et des lois à un peuple généreux, spirituel et éclairé, mais vain, frivole et corrompu.

Mille obstacles de tout genre semblaient devoir rendre une telle révolution impossible. Un monarque absolu, accoutumé dès le berceau à ne voir que des esclaves prosternés à ses pieds, et à mettre sa volonté à la place de toutes les lois ; des parlements, jaloux d’éterniser leur existence politique, et de la rendre indépendante, aspirant au pouvoir législatif ; des provinces divisées de priviléges, de mœurs, de lois et d’intérêts ; une noblesse altière, imbue des insolentes idées du système féodal, et séparée, par son orgueil comme par ses prérogatives, du reste des citoyens ; une armée nombreuse dévouée au roi et soumise à ses chefs, tous tirés du corps des nobles ; un clergé riche et puissant gouverné par un régime particulier, formant une autre nation au milieu de la nation elle-même, et fort de la crédulité d’une grande multitude, opposant la barrière formidable de la superstition à toute espèce d’innovation, et établissant entre la théocratie et les lois éternelles de la raison une lutte terrible contre l’indestructible sentiment de l’égalité ; un peuple accoutumé au joug par l’habitude, le temps et les exemples qui agissent si puissamment sur les pensées des hommes, par les fruits d’une éducation consacrée à l’esclavage, écrasé sous le faix des impôts et sous le poids des humiliations : que de barrières à surmonter pour parvenir à la consommer !

Lorsque l’on considère tant d’obstacles avec le sang-froid qu’a dû exclure le courage qui les a surmontés, et que l’on calcule les effets naturels de l’effervescence terrible qui a dû être proportionnée à la force des résistances, on doit être peu surpris des malheurs et des désastres partiels qui ont accompagné une telle commotion. Existait-il, en effet, en Europe une seule monarchie dont le despotisme se fût affermi par une aussi longue durée de jouissance et d’oppression non interrompue, dont les racines fussent plus profondes, plus difficiles à détruire ? Existait-il un empire dans lequel les ordres privilégiés fussent plus nombreux, plus riches, plus essentiellement attachés d’intérêt au pouvoir du trône ; un seul dans lequel le peuple fût devenu plus malheureux par l’excès des impôts, et qui, par cela même, eût, du sein de sa misère, moins de moyens de résistance à opposer à ses oppresseurs ?

À peine les assemblées de la nation eurent-elles cessé, qu’attaché à la glèbe, sous le joug d’une foule d’usurpateurs subalternes, ce peuple, naguère libre et conquérant, fut traité plus mal encore que ces ilotes que les Spartiates ne soupçonnaient pas même être des hommes, ou comme le sont encore aujourd’hui les malheureux habitants de l’Afrique, transplantés dans nos colonies : le cultivateur paisible fut livré, lui et sa famille, aux caprices du premier baron qui, conservant à la paix les armes et les soldats de métier qu’il avait employés dans les guerres, forçait la faiblesse des monarques à lui donner, avec un fief, le droit d’exercer toutes les sortes de vexations, et de fortifier, aux frais des paysans, le château d’où il devait exercer sur eux ses brigandages. Dans ces siècles de fer, ces barbares auraient volontiers lâché leurs chiens courants sur un vilain, comme ils les lâchaient sur les bêtes fauves qui étaient devenues leur propriété exclusive, et dont l’existence privilégiée leur semblait plus précieuse que la vie des hommes. Alors, en effet, on vit des ordonnances leur livrer à l’encan la vie de leurs vassaux, en ne condamnant les meurtriers fieffés qu’à une amende d’une modique somme d’argent ; encore les juges corrompus, qu’ils nommaient et destituaient à leur gré, les déchargeaient-ils souvent de la plus forte partie de cette amende pour en partager l’autre avec eux, ou leur donnaient-ils le moyen d’en éluder le payement.

Obligés d’aller venger ou laver dans leur sang les injures personnelles que leur seigneur avait