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de réunir tous les individus d’une nation devenue bientôt trop nombreuse. Les grands, les hommes enrichis des fruits de la guerre, qui commençaient à se dire privilégiés, et qui avaient les moyens de consacrer leur temps et leurs richesses aux déplacements et aux soins qu’exigeaient les affaires publiques, se rendirent seuls à ces assemblées, où ils s’arrogèrent, avec le consentement des lois, le droit d’y représenter la nation, et qui dès lors, moins puissantes et moins respectables, cessèrent d’être périodiques, et ne parurent plus que les instruments des caprices du monarque. Telle est l’origine que tous nos publicistes se sont accordés à attribuer au despotisme royal en France ; telle est celle qu’attestent les monuments les plus authentiques. Nous en citerons plusieurs dans le cours de cet ouvrage.

« L’injustice à la fin produit l’indépendance. »

Cette maxime, si fortement exprimée par un de nos poëtes, indique qu’on ne saurait mieux faire connaître les causes d’une révolution, qu’en caractérisant avec soin la nature et les progrès du despotisme qui l’a précédée, et il n’est peut-être aucune vérité mieux démontrée par l’expérience, depuis Pisistrate, Tarquin et Glodius, jusqu’aux exemples récents que nous en fournissent la Suisse, la Hollande, l’Amérique et la France. La patience des peuples est longue, mais elle a un terme. Patiendo multa veniunt, quœ nequeas pati. Il ne faut qu’un grand revers ou un grand crime pour livrer enfin les tyrans à la merci d’une multitude fatiguée de ses longues souffrances. Alors ils invoquent en vain les lois ; avec le respect de leur autorité, elles ont cessé d’être : leurs armées, elles deviennent peuple dans ces grandes crises, et n’ayant plus à craindre une autorité chancelante, elles ont bientôt cessé de leur offrir l’appui de leur discipline. Dès qu’un peuple a commencé à opposer sa force à la violence, il est sûr de la victoire ; sa vengeance est d’autant plus terrible, qu’elle a été plus longtemps comprimée ; son courage plus exaspéré, qu’il se fonde sur la justice de ses droits, et qu’il s’électrise à la fois de tous les sentiments généreux que l’amour de la liberté inspire à l’homme.

« Moitié ruse, moitié contrainte, dit un de nos historiens célèbres, un Espagnol avait acquis à vil prix d’un Caraïbe l’héritage de ses pères. Celui-ci n’osa résister, il le croyait un dieu. Mais bientôt il s’aperçut que l’usurpateur n’était qu’un homme. Il le surprend à son tour, et réclame sa propriété. L’Européen lui représente son contrat d’acquisition. — Je ne sais point, lui répondit le sauvage, ce que dit ton papier ; mais lis ce qui est écrit sur ma flèche ; tu y verras en caractères qui ne mentent point, que si tu ne me rends pas ce que tu m’as dérobé, j’irai te brûler ce soir dans ta cabane.»

Voilà, dans son principe, l’histoire des révolutions humaines ; elle est partout le récit des usurpations du pouvoir, des réclamations de la raison et des vengeances de la force ; voilà surtout l’histoire de la Révolution française.

Les annales du monde ne présentent peut-être aucune époque plus digne de fixer les regards du philosophe et de l’homme social. On y verra le plus nouveau des spectacles, la force vaincue par la justice, les préjugés par la raison, le cri des passions étouffé par la voix de la nature, les priviléges subjugués par les lois. On y verra et les forfaits du despotisme qui se déchire lui-même de ses mains sanglantes, et les terribles écarts de la licence, et les transports quelquefois homicides de la fureur populaire, et les sublimes élans du patriotisme, souvent forcé de dépasser le but dans la crainte de paraître rester en deçà.

Il n’était point dirigé, ce mouvement imposant de tout un peuple, sur le plan de ces conjurations ténébreuses enfantées par l’ambition, non pour détruire la tyrannie, mais pour la supplanter. Il n’était question de rien moins que de créer pour ainsi dire une seconde fois une grande nation dégradée par des siècles d’esclavage. Il fallait renouer le lien fédéral, détruire des préjugés aussi anciens que