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sibilité et n’éprouvait pas le besoin de porter les aliments à ses lèvres pour en concevoir les qualités. « Je vois, Monsieur, lui dit-il, que vous ne tombez pas dans la crédulité où se tiennent généralement les hommes, et que, par mépris de leur sotte représentation de l’étendue, vous vous abstenez des simulacres par lesquels ils s’imaginent changer leurs rapports avec le monde. De même que certains peuples croient à la vertu des signes écrits, de même le commun attribue superstitieusement à ses gestes le pouvoir de bouleverser la nature. Je me gausse autant que vous-même d’une semblable prétention, laquelle dénote la légèreté d’esprit de nos contemporains (mot dénué de sens que j’emprunte, comme vous le pensez bien, à leur propre langage) et la facilité qu’éprouvent les apparences à les abuser de leur jeu. On me nomme Anicet, je suis poète et fais semblant de voyager pour complaire à ma famille. Je ne saurais vous dissimuler combien je brûle d’apprendre à côté de qui je suis assis. La distinction qui paraît sur votre visage et l’excellence des principes dont vous avez fait montre en cette occasion m’incitent à n’avoir pas de plus vif désir. » Anicet se tut, fort content de soi-même, de l’aménité qu’il avait mise en ses propos, de sa période et de la délicatesse des sentiments qu’il y avait exprimés, enfin des quelques archaïsmes par lesquels il avait si finement nargué l’idée de temps et la chronologie puérile et honnête des lourdauds qui présentement se pourléchaient de l’illusion d’un rapprochement de leur palais et d’une tarte à la crème.

L’inconnu ne se fit pas prier et commença le récit suivant : « Je m’appelle Arthur et je suis né dans les Ardennes, à ce qu’on m’a dit, mais rien ne me permet de l’affirmer, d’autant moins que je n’admets nullement, comme vous l’avez deviné, la dislocation de l’univers en lieux distincts et séparés. Je me contenterais de dire : je suis né, si même cette proposition n’avait le tort de présenter le fait qu’elle exprime comme une action passée au lieu de le présenter comme un