Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
33
voyage autour du monde.

masses noires et fantastiques qu’une main invisible et puissante tient suspendues, prêtes à peser de nouveau sur l’Océan assoupi.

Voyez, voyez maintenant !

Un large soleil, déployant toute sa majesté de roi de l’univers, inondant l’espace de ses millions de feux croisés et trônant sur l’immensité.

Avec l’ouragan, qui avait réveillé toute la nature, les monstrueuses baleines s’étaient montrées à l’air comme pour essayer leur force et leur puissance ; les bancs immenses de souffleurs rapides et bruyants comme la tempête glissaient sur les flots et en quelques instants se portaient d’un horizon à l’autre ; les brillantes bonites, les dorades, plus belles encore, avaient quitté les profondeurs de l’Océan et passaient inquiètes sur le dos des lames tourmentées. Le gigantesque albatros, sombre précurseur de ces jours de deuil, avait envahi les airs, qu’il fouettait de son aile vigoureuse. Et maintenant, rien, absolument rien ne se meut, rien ne se montre sur l’Océan assoupi. C’est partout l’immobilité et le silence ; la surface des eaux est aussi polie que la glace la plus pure ; le mouton du Cap a gagné les régions orageuses des pôles, les turbulents marsouins ont émigré vers des parages moins silencieux ; l’Océan, l’air et le ciel semblent avoir demandé une trêve pour se reposer de leurs fatigues, et la corvette, au centre du vaste cercle qui l’emprisonne, est clouée et fixée sur sa quille de cuivre comme sur un rocher solide et sous-marin ; ou si un dernier soupir d’agonie de l’Océan, après lequel tout meurt, un de ces soupirs que l’on devine plutôt qu’on ne les sent, dessine un léger dôme sur la surface des eaux, le navire, alors esclave docile de l’impulsion, se penche à tribord, puis à babord, comme le ferait un berceau à la dernière oscillation donnée par une nourrice attentive et tremblante ; et puis l’immobilité pèse de tout son poids sur le pont et glace toute espérance dans le cœur. Le soleil a passé dix fois sur nos têtes, et rien n’annonce que la nature veuille se réveiller ; c’est toujours et partout la triste harmonie de la mort, la grave majesté du silence ; c’est Dieu qui semble méditer une nouvelle création et vouloir corriger son œuvre imparfaite. La constance du matelot se lasse, ses muscles s’énervent dans cette écrasante inaction, à laquelle il ne voit point de limites ; son pied impatient a beau frapper en mesures égales et régulières les bordages du pont attristé ; il a beau humecter de sa langue à demi séchée le dos de la main qu’il agite à l’air pour chercher à deviner de quel côté soufflera la première brise, rien ne lui dit que ses vœux sont près d’être exaucés, rien ne lui dit qu’ils le seront un jour. Dans sa rageuse impatience, il s’empare d’un mousse, et armé d’une rude garcette, il fouette le pauvre souffre-douleur du bord, dont le cri aigu doit, selon sa croyance inhumaine, appeler la brise oubliée.

Les terribles jurons qui avaient autrefois accompagné la voix de la tourmente, retentissent plus rudes et plus énergiques ; c’étaient alors des