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voyage autour du monde.

cap Horn aver ses déchirures et ses rochers taillés en géants ; lorsque je vous aurai fait entendre les terribles hurlements de la tempête qui nous arracha de la baie du Bon-Succès pour nous jeter sur les Malouines, froid cercueil de notre navire en débris.

Mais que je vous dise dès à présent que ce jour si funeste fut un jour d’épreuve pour tous, et que madame Freycinet se retrempa au péril. Triste, souffrante, mais calme et résignée, elle attendit la mort qui nous embrassait de toutes parts sans jeter au dehors le moindre cri de faiblesse. L’eau nous gagnait, les pompes avaient beau jouer, nous pouvions compter les heures qui nous restaient à vivre. J’entrai dans le petit salon, une jeune femme priait et travaillait.

— Eh bien ! me dit-elle, plus d’espoir ?

— L’espoir, madame, est le seul bien que nous ne perdons qu’à notre dernier soupir.

— Quel mal se donnent ces braves gens !… et quelles horribles chansons au moment d’être engloutis !

— Laissez-les faire, madame, laissez-les agir, ces chansons leur donnent du courage : ce n’est pas de l’impiété, c’est une bravade à la mer, c’est une menace contre une menace, c’est une insulte au destin. Mais soyez tranquille, si un malheur arrivait, si vous étiez condamnée à survivre à votre mari, ces braves gens, madame, vous respecteraient comme on respecte une femme vertueuse, ils se jetteraient à vos genoux comme aux genoux d’une madone ! Courage donc, je vais leur apporter des secours, c’est-à-dire de l’eau-de-vie.

Et madame Freycinet recevait dans sa chambre quelques débris échappés à l’Océan, et elle gardait religieusement pour tous, les biscuits à demi noyés qu’on retirait des soutes envahies, et elle voyait passer sans trembler les barils de poudre ouverts auprès desquels brûlaient des falots et des lanternes, et elle oubliait son malheur particulier dans le désastre général. Madame Freycinet était une femme vraiment courageuse.

Hélas ! ce que les tempêtes n’ont point fait, ce que n’ont pas fait les maladies les plus dangereuses des climats pestilentiels, le choléra s’est chargé de le faire à Paris, et la pauvre voyageuse, la femme énergique, l’épouse dévouée, la dame aimable et bienfaisante, a quitté cette terre quelle avait parcourue d’une extrémité à l’autre !

Paix à elle !