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XXXII

CAP HORN

Ouragan.

Depuis notre départ de la Nouvelle-Hollande, le vent nous avait poussés avec une si gracieuse courtoisie que nous n’eûmes pas un seul instant à craindre, dans notre passage à travers les monts de glaces, de nous voir drossés par ces rapides courants qui entraînent du pôle, et les en détachent, ces masses énormes contre lesquelles se sont ouverts tant de navires. Au contraire, quoique toujours sous ce ciel gris et morne, si fréquents dans les régions élevées, nous fûmes poussés presque toujours vent arrière, et si la présence des bancs glacés ne nous avait pas forcés, la nuit, à une attention de chaque instant, cette longue traversée, qui d’un seul coup nous faisait franchir l’Océan Pacifique de l’ouest à l’est, eût été une des plus paisibles et des moins fatigantes pour l’équipage.

Cependant la fringante corvette cinglait toujours, ayant sous sa quille de cuivre plusieurs milliers de brasses d’eau, et s’avançait, majestueusement parée de presque toutes ses voiles, vers le cap Horn, dont le nom seul rappelle une des nuits les plus orageuses du monde, et dont les rocs menaçants ont vu tant de naufrages, étouffé tant de sanglots.

Doubler ce cap redoutable était pour nous un jour de fête ; nous touchions, pour ainsi dire, au terme de notre pénible et laborieuse campagne, nous apercevions déjà là-bas, là-bas, à l’horizon, cette Europe, dont plus de trois années nous séparaient, et nous sillonnions de nouveau l’Atlantique, dont nous avions gardé un doux souvenir.