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souvenirs d’un aveugle.

brouillard assez épais, une terre se déploie, s’élargit comme pour tout envahir, se lève et monte, se colore et devient tranchée, afin que nous puissions en étudier tous les trésors et toutes les pauvretés à la fois. C’est la Nouvelle-Hollande, c’est la terre de Cumberland, terre poétique par ses mystères intérieurs, terre précieuse par ses bienfaits présents et sa fortune à venir, terre grande et féconde, car elle a servi naguère à la solution d’un problème moral vainement cherché jusque-là.

Oh ! ne laissons passer devant nous sans le disséquer aucun de ces plateaux dont les pieds nus plongent dans la mer, et dont les têtes, tantôt chauves, tantôt couronnées d’une belle végétation, forment déjà ces bizarres contrastes que nous nous attendons à voir à chaque pas. C’est qu’ici tout est étude, même l’uniformité ; c’est qu’ici tout est phénomène, même le naturel ; ce n’est point l’Europe, ce n’est point l’Asie ; l’Afrique et l’Amérique n’ont pas un roc, n’ont pas un arbuste, n’ont pas une feuille semblable à ceux qu’on trouve à la Nouvelle-Hollande, continent sans pareil, disent les Anglais, et ils ont raison.

C’est un monde à part que celui devant lequel nous glissons avec une rapidité désespérante pour notre curiosité. Là, des végétaux vigoureux étendant au loin leurs bras gigantesques dont nous n’avons trouvé la silhouette sur aucun continent, dans aucun archipel ; ici, des arbustes capricieux inconnus à nos naturalistes; plus près de nous, des racines grimpantes imitant les sinuosités onduleuses d’un serpent se chauffant au soleil ; et puis, à l’air, des oiseaux aux cris bizarres, aux plumages bariolés, harmonieux ou discordants ; et puis encore des criques taillées d’une façon étrange, au fond desquelles les eaux poussent un mugissement que vous croyez n’avoir entendu dans aucune partie du globe. L’œil et l’imagination sont en extase perpétuelle; le pinceau échappe des mains, tant il craint de mal traduire les fantastiques prodiges d’un esprit en démence.

En général, les premiers plans du paysage, depuis que la côte s’est offerte à nous, sont pelés, nus, âpres et zigzagués par quelque rigole d’une végétation souffreteuse. Le second plan se pare de plus de richesses ; c’est déjà de l’opulence. Mais dans le lointain se dressent quelques plateaux imposants sur lesquels le faste de la nature est étalé avec une indécente profusion…

Quel pays à étudier ! que nos heures vont passer lentes et rapides ! Le jour baisse, la nuit nous couvre de ses voiles, les mornes de la côte se dessinent en masses noirâtres sur un horizon violacé, et çà et là des feux brillants et superposés vous disent que ces déserts, où nulle habitation ne s’est encore montrée à nos regards, ont cependant leurs sauvages visiteurs et leurs hordes nomades. La terre, le ciel, les eaux, les hommes, tout va nous occuper, tout va s’emparer de nous dans cette Nouvelle-Galles du Sud que nous allons bientôt fouler du pied.