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voyage autour du monde.

colère impuissante de l’Océan, s’élance à son tour sous la voûte marine, incapable de la faire reculer, et se montre bientôt victorieuse loin du lieu qu’elle a quitté, luttant, avec son élégance et sa grâce accoutumées, contre la fureur des éléments déchaînés. Celles, moins audacieuses ou moins habiles, qui ont cherché un appui sur la paba, deviennent, en pleine mer, plus intrépides, et nagent quelquefois fort avant, assises ou couchées sur leur lit plat et à la surface si bien taillée en carène, avec le bec assez légèrement relevé pour que la vue ne se fatigue pas à le chercher.

C’est un spectacle étourdissani, je vous l’atteste, que celui dont je vous parle et dont j’aimais tant à jouir ; c’est un merveilleux tableau que cette mer moutonneuse et bruyante sur laquelle jouent, ainsi qu’on le ferait dans un pré, des femmes gracieuses, pleines de santé et de vie, comme si elles étaient lasses de leur bonheur, comme si elles voulaient fatiguer la constance du ciel qui les protège.

Dès que la nuit arrive ou dès que le plaisir de la nage les a satisfaites, les ardentes naïades se réunissent sur une seule ligne, et, heureuses d’avoir vaincu, elles se livrent à la lame voyageuse, qui vient les rejeter sur la plage.

À quoi bon vous dire encore les émotions de l’Européen témoin stupéfait de tant de prodiges ? En serez-vous plus avides de voyages ? En aimerez-vous moins vos fades allées et les joies écrasantes de vos cités enfumées ? Est-ce comprendre les explorations que de les lire ? Croyez-moi, ô mes amis casaniers, croyez-moi, la vie est dans le mouvement ; hâtez-vous : la façon dont je vous conte ces choses-là est si tiède, si décolorée ! Allez visiter Lahéna et Anourourou, puisque le ciel n’a pas éteint votre vue, et revenez, si vous en avez le courage, dire au pauvre aveugle qu’il a bien vu jadis, que ses souvenirs sont fidèles, et que la civilisation, en pénétrant dans les pays qu’il a autrefois parcourus, ne les a pas encore déshérités de leur beau ciel, de leurs dômes si frais de verdure, de leurs hospitalières demeures, et de la bonté de leurs mœurs primitives. J’aime toujours ce que j’ai tant aimé une fois.