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voyage autour du monde.

niblement tomber avec sa bave écumeuse quelques paroles, et nous fit signe de nous coucher auprès de lui.

— Gardez-vous en bien, me dit Marini ; ses nausées vont au cœur.

— Bah ! bah ! je me risque à demi ; je ne veux pas le mécontenter. Cette hideuse nature est curieuse à étudier.

— Oui, de loin.

— Je me tiendrai sur la défensive.

Je m’assis donc sur un tas immense de nattes élastiques ; mais j’eus soin de placer entre la tête du gouverneur et la mienne une de ces calebasses énormes dans lesquelles princes et princesses, rois et reines, crachaient fréquemment sur des couches de fleurs en débris. Kraïmoukou achevait à peine de cuver son vin, et sentait déjà le besoin de recommencer ses copieuses libations de chaque heure. J’eus le temps de jeter autour de moi un regard observateur. Le mur du palais était un véritable arsenal : fusils, pistolets, sabres, sagaies, crics, arcs, flèches, casse-têtes, haches, se trouvaient là suspendus, pêle-mêle, les uns presque au sommet de l’édifice, les autres traînant sur le sol. Nulle part je n’avais remarqué un si grand luxe de nattes ; il y en avait plus de quinze à terre les unes sur les autres, occupant toute la longueur de l’appartement ; on en voyait des rouleaux immenses bariolés de mille couleurs. Les quatre épouses de Kraïmoukou, cachées dans cinq cents brasses au moins de pagnes légers, causaient à voix basse pour ne pas être entendues de Marini, qui parlait fort bien leur langue ; deux offlciers debout, coiffes du casque pittoresque, cherchaient à se prévaloir de leur taille de six pieds, et posaient perpendiculairement devant moi, tandis que les charmantes créatures qu’on dédaignait dans un coin, et qu’on repoussait quelquefois du pied, souriaient malicieusement de mon attention à étudier les dessins dont leurs corps juvéniles étaient tatoués.

— Savez-vous que nous n’avons pas le bonheur de plaire à ces dames ? me dit Marini, qui écoutait les princesses causant toujours à voix basse.

— Je vous jure, senor, que je ne suis pas en reste avec elles.

— Elles viennent de se dire tout bas qu’elles vous trouvent fort laid.

— Sans vanité aucune, si leur figure est ici un type de beauté, je dois vraiment leur paraître horrible. Eh bien ! je gage que je me fais aimer d’elles en moins d’une demi-heure.

— Comment ferez-vous ?

— J’escamoterai.

— Oh ! si vous savez escamoter, vous deviendrez admirable.

— Dites-leur d’être attentives, et envoyez-moi une de ces jam-rosas qui sont à votre côté, je vais la faire disparaître, et vous y serez pris aussi, vous, tout Européen que vous êtes.

Marini pria ces nobles et ravissantes créatures de bien ouvrir les yeux ; il me jeta la petite pomme, que je saisis de la main droite, et elle dispa-