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VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 107 sur le front et sur les tempes ; les pieds et les mains de la princesse étaient d’une délicatesse à forcer ceux des Andalouses à se cacher ; ses bras rondelets, ni trop gros ni trop minces, avaient une souplesse de mouvements qui annonçait de la grâce et de la force, et les tatouages dont son beau sein, ses cuisses et ses jambes étaient ornés, présentaient une originalité qui ne gâtait rien de cet ensemble bizarre, si curieux à voir et à étudier. La langue, la plante des pieds et la paume de la main droite portaient également l’empreinte de quelques fines piqûres, et je crus lire le mot Rurick sur une de ses épaules. Ma jalousie contre le dessinateur de l’expédition de M. de Kotzebue s’en irrita ; je proposai deux jolis dessins à Konoah, et je la fis bondir de joie comme un enfant à qui l’on présente un joujou. À sa demande, je traçai un cor de chasse où elle voulut ; puis, selon la volonté, j’écrivis mon nom en gros caractères à partir du cou jusqu’aux reins, et je croquai deux boxeurs sur les flancs de la jeune femme, qui ordonna à l’instant même que le piqueur fut appelé. Au surplus, Konoah se prêtait à tous ces jeux avec un abandon bien capable d’épouvanter Kraimoukou s’il avait eu la jalousie de Rives ; mais le soleil des Sandwich frappait depuis trente-six ou quarante ans le front du ministre, et ses femmes, même sa favorite, étaient pour lui des meubles auxquels il n’attachait aucun prix.

Quoi qu’il en soit, Konoah se fit toute belle pour nous bien recevoir ; elle se para d’énormes colliers, de couronnes de fleurs et de verdure, de bracelets de jam-rosa et de verroteries européennes ; enfin, elle ne négligea rien pour nous subjuguer. Hélas ! la pauvrette faisait des frais bien inutiles ; elle était mille fois plus séduisante sans vêtements et sans couronnes.

Dois-je tout dire cependant, et ne vais-je pas un peu désenchanter l’imagination active de mes lecteurs ? J’ai promis la vérité :

Konoah avait la gale.

Nous nous vîmes à table, le ministre, Rives et moi ; Rives debout, afin de ne pas être forcé de lever les mains pour se servir, Kraïmoukou et moi sur de belles chaises couvertes de moelleuses nattes de Manille, à ce que je crois. Konoah ne dinait jamais avec son mari, j’allais dire son maître. Ô femmes ! ce n’est que chez nous que vous régnez en souveraines, chez nous seulement et dans les antiques Mariannes. Ô femmes d’Europe, ne venez jamais aux Sandwich !

On servit une jatte remplie de poé, cette pâte-mastic dont je vous ai parlé, et dans laquelle Kraïmoukou et Rives trempaient gloutonnement leurs doigts à tour de rôle. Moi, je mordais les miens de dépit, et, tout en adressant des paroles de colère au damné Gascon avec un sourire qui put donner le change au ministre, j’écrasai de mon talon l’orteil du nain, qui poussa un grognement étouffé par la crainte de me trahir. Après le poé vint un morceau de cochon salé sur lequel je tombai avec rage, et