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souvenirs d’un aveugle.

nous montrer que sa présence chez les reines ou chez les veuves de Tamahamah n’était jamais importune. Notre visite à Riouriou se fit sous ses auspices, quoiqu’il y joua un rôle fort obscur. Le prince nous reçut dans son grand costume de colonel, et Rives se chargea de nous traduire les belles choses que le monarque galeux se plaisait à nous débiter avec une incroyable volubilité. Pauvre roi !

Une autre fois, après une course assez peu curieuse sur le bord de la mer, je lui demandai à qui appartenait une case fort passable auprès de laquelle se promenaient quelques soldats armés.

— Diable ! me répondit-il, c’est le palais des veuves de Tamahamah.

— Avez-vous accès auprès d’elle ?

— J’y suis reçu comme un ami, comme un frère.

— Pouvez-vous me présenter ?

— Je ne comprends pas que je ne l’aie pas fait encore.

— De quoi s’occupent ces princesses ?

— Elles laissent les jours se chasser les uns les autres, et c’est tout.

Au surplus, vous verrez tout à l’heure ; retournez-y plus tard, une seconde fois, vous les trouverez à la même place, et si le hasard vous ramène par ici dans deux ou trois ans, rien ne sera changé dans cette demeure royale, à moins que l’une des veuves ne soit allée rejoindre Tamzhmah dans l’autre monde.

Ce palais ne se distingue des autres cabanes de Koïaï que parce qu’il occupe plus d’espace. On y entre par une porte extrêmement large, mais tellement basse, que Rives lui-même, dont le front ne dépassait guère ma ceinture, était forcé de se courber pour y pénétrer. A notre arrivée, à peine deux ou trois têtes s’agitèrent-elles pour nous voir marcher ; mais Rives parla, sauta, fit quelques singeries, frappa une joue du dos de sa main, comme on caresse chez nous les petits enfants, et sembla ranimer pour quelques instants les masses énormes qui gisaient là comme des débris d’hippopotames à demi voilés par deux cents brasses au moins de fines étoffes du pays, de diverses couleurs. Au milieu de ces monstrueux amas de chair humaine, s’agitait un corps surmonté par une figure endolorie, aux regards abattus, à la physionomie pleine de douceur et au sourire d’une bonté exquise. C’était la reine mère, favorite de Tamahamah, dont je fis le portrait avec plaisir ; son langage avait un charme, une douceur indéfinissables, et les dessins qui ornaient sa poitrine volumineuse étaient tracés avec un goût parfait. Elle était tatouée sur la langue ; le nom de Tamahamah, la date de sa mort, se lisaient sur ses bras ; la plante de ses petits pieds et la paume de ses mains si délicates portaient des figures que je soupçonnai esquissées par le dessinateur de l’expédition commandée par Kotzebuë.

Quand j’eus fini mon travail, elle me pria de l’orner de plusieurs nouveaux dessins, et Rives m’apprit qu’elle désirait fort un cor de chasse