vages, qu’il faut jeter un coup d’œil sur la campagne dévastée. Chacun sort alors de sa retraite ; on se serre la main, on se cherche, on se quitte pour de nouvelles affections, et il est rare que le deuil ne se glisse pas dans le sein d’un grand nombre de familles. De ces belles plantations, rien : de ces immenses et gigantesques allées de palmistes, rien ; de ces cannes à sucres si riantes, si fortes, si vivaces, rien. Le vent dans son passage a tout vaincu, tout nivelé. Trois fois malheur au pays sur lequel l’ouragan promène sa puissance !
Ce pays, ai-je dit, je crois, m’a paru un pays de romancier ; les paysages y sont inspirateurs ; mais voici des citations encore, car c’est avec elles surtout que j’aime à écrire l’histoire du monde. Plusieurs faits importants, quelques événements historiques et extraordinaires, semblent appuyer mon opinion.
Bien des personnes ont connu à l’Île-de-France la belle-fille du czar Pierre, qui, craignant d’être compromise dans l’acte d’accusation de son mari, et redoutant le même sort, s’échappa de Russie et se retira à Paris, où elle vécut longtemps dans l’obscurité. Elle y épousa dans la suite un M. de Moldac ou Maldac, sergent-major dans un régiment envoyé à l’Île-de-France, et qui peu après son arrivée fut promu, par ordre de la Cour, au grade de major des troupes. Le mari paraissait instruit du rang de sa femme et ne lui parlait jamais qu’avec respect. M. de Labourdonnaie et tous les officiers avaient pour elle la même considération, et ce n’est qu’après la mort de son second mari que la femme de Pétrowitz a avoué sa naissance.
Il est mort encore ici pendant notre séjour une madame Pujo, épouse d’un colonel français de ce nom. C’est la célèbre Anastasie, maîtresse de Beniousky, soldat aventureux, qui l’avait enlevée en fuyant des cachots de Russie. Elle le suivit au Kamschatka, en Chine, ici et à Madagascar, où il fut tué par un détachement que le gouvernement de l’Île-de-France avait envoyé pour l’enlever, alors qu’il s’y était déjà fait un parti considérable.
Il serait impossible aujourd’hui de prédire ce qui résulterait définitivement de la disparition totale de la nuance qui sépare encore les deux classes, celle des créoles et celle des mulâtresses libres. Les dames, déjà moins piquées des hommages qu’on rend à leurs rivales, finiront-elles par tolérer un rapprochement qui leur est encore odieux, mais que les blancs de la colonie, et surtout les Européens, considèrent comme inévitable d’ici à quelques années ?
Le gouvernement se mêlera-t-il de cette importante querelle et permettra-t-il les mariages entre les femmes libres et les colons blancs ? Il a déjà fermé les yeux sur plusieurs unions de ce genre ; et quant à moi, je pense que, par la force des choses, ce qui est considéré aujourd’hui comme une faveur finira par triompher de la répugnance des blancs et de la volonté première du législateur.